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    Pourquoi l’Amazonie n’appartient-​elle pas à tout le monde ?

    Les Brésiliens ont choisi Lula. Si le nouveau président tient ses promesses, la défo­res­ta­tion devrait reculer pour ces quatre pro­chaines années. Mais après…? La question de l’internationalisation de l’Amazonie reste en embuscade.

    « C’est un moment his­to­rique pour le Brésil », clame au micro du Guardian un électeur du nouveau président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, « Lula ». Au bord des larmes, il évoque un nouveau départ pour les droits humains, pour la démo­cra­tie et pour le dérè­gle­ment cli­ma­tique. Cet enthou­siasme est partagé à travers le monde. À l’annonce de la victoire de Lula sur Jair Bolsonaro, son opposant conser­va­teur, un « sou­la­ge­ment pla­né­taire » s’est fait ressentir, titre Le Monde.

    Mais pourquoi un tel effet ? Après tout, le Brésil n’a ni une influence de tout premier plan, ni une situation géo­po­li­tique assez tendue pour le justifier. Si une raison à ce sou­la­ge­ment existe, elle est à chercher du côté de l’environnement. Le Brésil est souverain sur 60% du ter­ri­toire amazonien. La plus grande forêt du monde, espace essentiel à l’équilibre éco­lo­gique de la planète, est plus en péril que jamais du fait de la politique du président sortant. Lula doit son retour au pouvoir en partie à sa gestion du ter­ri­toire plus res­pec­tueuse de l’Amazonie.

    Bonne nouvelle pour la planète donc. Mais pour combien de temps ? Car ce n’est qu’avec deux petits points que le parti tra­vailliste l’a emporté sur les conser­va­teurs. Le sep­tua­gé­naire n’a d’ailleurs pas eu d’autre choix que d’être accom­pa­gné à la COP27 par des gou­ver­neurs fidèles à Bolsonaro. Il n’est donc pas à exclure que le Brésil reprenne dans quatre ans – aux pro­chaines élections – une dynamique de défo­res­ta­tion intensive. Ce risque peut faire ressurgir un vieux fantôme, sous forme d’interrogation : l’humanité doit-​elle être tri­bu­taire de l’action sou­ve­raine d’un pays sur son ter­ri­toire ? Il s’agirait d’envisager d’une ingérence inter­na­tio­nale sur les terres brésiliennes.

    Les messages de féli­ci­ta­tions adressés au nouveau président laissent trans­pa­raître cette hypothèse. « S’attaquer au chan­ge­ment cli­ma­tique », « protéger l’environnement », « préserver les res­sources natu­relles »… Les formules ne manquent pas pour glisser un message à Lula : ses promesses sur la pré­ser­va­tion de l’Amazonie seront sur­veillées de près par la com­mu­nauté internationale.

    « Le Brésil doit accepter une sou­ve­rai­neté partielle sur l’Amazonie »

    Pour autant, aucun ministre ou président n’ose men­tion­ner la forêt direc­te­ment. Depuis 2019, toute ingérence dans la gestion bré­si­lienne de l’Amazonie est source de tension. Pour cause, alors que le G7 battait son plein à Biarritz, Emmanuel Macron avait évoqué l’éventualité de créer un « statut inter­na­tio­nal » pour l’Amazonie. Cette sortie avait fait polémique au Brésil où la phrase de Mitterrand (« le Brésil doit accepter une sou­ve­rai­neté partielle sur l’Amazonie ») n’a jamais vraiment été oubliée.

    La question d’une Amazonie inter­na­tio­nale n’est pas nouvelle. Dès la création de l’ONU, un projet de l’Unesco s’intéresse au potentiel amazonien. Le projet « Institut inter­na­tio­nal de l’hylée ama­zo­nienne » (IIHA) est alors fondé. L’Unesco vise alors, à travers cet organisme, à faire entre dans le domaine inter­na­tio­nal la forêt. Bien sûr, à l’époque, il ne s’agit pas de pré­ser­va­tion, mais plutôt des intérêts agro­no­miques et scien­ti­fiques portés entre autres par le zoologue bri­tan­nique Julian Huxley. Si le projet échoue à priver le Brésil d’une partie de sa sou­ve­rai­neté ter­ri­to­rial, l’idée reste.

    Gorbatchev : « Déléguer une partie de ses droits sur l’Amazonie aux orga­nismes inter­na­tio­naux com­pé­tents » ©Thomas Buston

    Dès le début des années 1990, la chimère d’une Amazonie inter­na­tio­nale refait surface. D’abord le Conseil mondial des églises chré­tiennes qualifie de « cir­cons­tance » la pos­ses­sion de l’Amazonie par le Brésil et ses voisins, qui entre selon lui dans « le patri­moine de l’humanité ». Même son de cloche chez Gorbatchev qui incite le Brésil à « déléguer une partie de ses droits sur l’Amazonie aux orga­nismes inter­na­tio­naux com­pé­tents ». En clair, la théorie qui fonde ces inter­ven­tions est celle-​ci : le Brésil suspend sa sou­ve­rai­neté nationale sur l’Amazonie au profit d’une coalition inter­na­tio­nale, plus à‑même de préserver son intégrité. Cette thèse remet en question les fondements-​mêmes du droit inter­na­tio­nal public, selon lequel chaque État est souverain sur son territoire.

    Cette thèse est conso­li­dée par la Charte de l’ONU sur les droits et devoirs éco­no­miques des États. Ces textes consacrent « la sou­ve­rai­neté per­ma­nente de chaque État sur ses res­sources natu­relles ». L’Assemblée générale des Nation-​Unis avait cependant prévu une limite au pouvoir souverain d’une nation sur son ter­ri­toire, un « devoir de veiller à ce que les activités qui relèvent de leur com­pé­tence ou de leur pouvoir ne portent pas atteinte à l’environnement d’autres États ou de zones situées au-​delà des limites de leur juri­dic­tion nationale ». C’est sur cette base que se fonde l’argumentaire des Occidentaux.

    Le Brésil, loin de céder aux reven­di­ca­tions de l’hémisphère Nord, met l’Occident face à ses contra­dic­tions. L’économiste Cristovam Buarque fait remarquer que la réflexion peut s’adapter à d’autres « trésors de l’humanité ». Le Louvre, les réserves de pétrole, Manhattan comme siège de l’ONU ou la ville de Rome… Pour le Brésilien, ces richesses appar­tien­draient à l’humanité au même titre que l’Amazonie.

    C’est sans compter sur la gestion critique de la plus grande forêt du monde. Un constat s’impose aujourd’hui quand on parle d’Amazonie : depuis le début de l’ère indus­trielle bré­si­lienne, 15e de son ter­ri­toire a été rayé de la carte au profit d’une agri­cul­ture et d’un élevage intensifs. Si le Brésil était parvenu à diminuer son gri­gno­te­ment sur la forêt au début du second mil­lé­naire, l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro a causé une aug­men­ta­tion du défri­che­ment de plus de 75%. Sur des milliers de kilo­mètres carrés, la jungle a cédé la place à d’immenses étendues de mono­cul­tures, désas­treuses d’un point du vue environnemental.

    20% de l’Amazonie a disparu depuis l’ère indus­trielle bré­si­lienne ©ibama

    À l’origine de ce recul massif de l’Amazonie se cache une véritable politique de déve­lop­pe­ment du pays vers l’ouest. Incitations fiscales pour le défri­che­ment, exemp­tions d’impôts pour les indus­tries s’installant dans les zones frai­che­ment dégagées, ou facilités bancaires à la conver­sion agricole sur le ter­ri­toire amazonien : le Brésil s’est donné les moyens de ses ambitions. La stratégie, née dans les années 1970, ne montre pas de signe de flé­chis­se­ment. Au contraire, le statut fiscal attractif de la Zone Franche de Manaus (situé au cœur de l’Amazonie) a été prolongé pour 50 ans en 2014. D’autre part, avec plus de 900 km2 de terres défri­chées en octobre, 2022 entrera dans l’histoire comme l’une des années les plus pro­li­fiques pour la défo­res­ta­tion ama­zo­nienne. Le bras de fer qui attend Lula avec les géants de l’agro-industrie est colossal.

    La Zone Franche de Manaus est située au cœur de l’Amazonie bré­si­lienne ©Pin Map:Shutterstock

    Pourtant, le Brésil n’est pas dépourvu d’armes pour défendre l’intégrité éco­lo­gique de son ter­ri­toire. La République, proclamée en 1988, est consciente de sa dépen­dance à l’environnement. Elle se pourvoit d’une Constitution dans laquelle est rédigé l’article 225 « Tous ont droit à un envi­ron­ne­ment éco­lo­gi­que­ment équilibré ». Le Tribunal suprême fédéral voit en cet article une jus­ti­fi­ca­tion de « l’o­bli­ga­tion imposée à l’État et à la col­lec­ti­vité de le défendre et le conserver au profit des géné­ra­tions présentes et futures » (décision du 30 octobre 1995). Il appar­tient entre autres aux pouvoirs publics d’exiger une étude préalable d’impact sur l’environnement, pour l’installation de toute activité qui pourrait dégrader signi­fi­ca­ti­ve­ment l’environnement.

    D’autre part, une partie non-​négligeable du ter­ri­toire amazonien est protégé par une allo­ca­tion exclusive aux popu­la­tions amé­rin­diennes. C’est aujourd’hui 21% de la forêt qui est sous le contrôle des autoch­tones. Si les natifs ama­zo­niens sont réputés pour leur action en faveur de la pro­tec­tion de la forêt, un certain nombre d’obstacles empêchent sa pro­tec­tion efficace. Tout d’abord, certaines ethnies sont moins concer­nées par la pré­ser­va­tion de l’Amazonie. Les Parecis, par exemple, ont loué 18 000 hectares de leur ter­ri­toire à la plan­ta­tion de soja. D’autre part, certains Amérindiens font face à de la défo­res­ta­tion illégale. C’est le cas des Uru-​Eu-​Wau-​Wau, qui, avec l’aide du National Geographic, ont filmé leur combat permanent contre les pionniers défri­cheurs. Pour certaines ONG, Jair Bolsonaro a une grande part de res­pon­sa­bi­lité dans ces actes illégaux, en ali­men­tant un certain laisser-faire.

    L’Amazonie n’ap­par­tient pas au patri­moine de l’Humanité

    Alors que le Brésil demeure le 4e émetteur mondial de gaz à effet de serre, l’Amazonie voit sa super­fi­cie se déliter de jour en jour. Le postulat d’une Amazonie sous gou­ver­nance inter­na­tio­nal non seulement semble relever de l’utopie occi­den­tale, mais alimente l’argumentaire de l’extrême-droite bré­si­lienne. Les conser­va­teurs accusent Américains et Européen d’un néo­co­lo­nia­lisme bafouant tous les principes du droit public inter­na­tio­nal qu’ils ont eux-​mêmes érigé.

    Pour des pays en phase de récon­ci­lia­tion avec leur passé comme le Canada, la France ou le Royaume-​Uni, la rhé­to­rique colo­nia­liste fait son effet. Il n’en demeure pas moins que la des­truc­tion de la forêt primaire a et aura des consé­quences néfastes, non seulement pour le Brésil, mais pour l’humanité tout entière. Si le « lulisme » échoue dans la pré­ser­va­tion de l’Amazonie, de quels leviers dispose la com­mu­nauté inter­na­tio­nale pour empêcher la catas­trophe environnementale ?

    La réponse peut être trouvée dans l’adaptation d’une pratique de l’Organisation des Nations Unies : le droit d’ingérence huma­ni­taire. En 1988, l’ONU consacre la pos­si­bi­lité pour une orga­ni­sa­tion supra­na­tio­nale d’intervenir sur le ter­ri­toire souverain d’un État – avec ou sans son accord – si une crise huma­ni­taire le justifie. Si cette pratique reste largement excep­tion­nelle, certains ont imaginé élargir cette capacité en cas de crise envi­ron­ne­men­tale : l’ingérence écologique.

    Il ne s’agit évi­dem­ment pas d’accaparer la sou­ve­rai­neté d’un État sur son ter­ri­toire de manière défi­ni­tive. Dans le cas de l’ingérence huma­ni­taire, que ce soit en Bosnie en 1993, ou en Irak en 1991, toutes ont pris fin. C’est une action à titre préventif, pour éviter les dégâts. Il n’en demeure pas moins que les consé­quences de ces inter­ven­tions, faisant fi de la sou­ve­rai­neté irakienne ou bosniaque, sont désas­treuses. Elles font douter sur la capacité de l’ONU d’assurer une opération de maintien de la paix – ou de l’environnement donc – sur un ter­ri­toire menacé.

    Une carte d’identité pour l’Amazonie

    Les voisins du Brésil pour­raient eux-​aussi montrer la voie à Lula. La Cour Suprême colom­bienne a créé la surprise en 2018 en recon­nais­sant à ses 400 000 km2 d’Amazonie une per­son­na­lité juridique. À l’origine de cette juris­pru­dence, un litige opposant l’État à 25 jeunes colom­biens. Ils reven­diquent un sanction du gou­ver­ne­ment pour son inaction contre la défo­res­ta­tion. Au lieu de sim­ple­ment condamner la Colombie, la Cour déclare l’Amazonie sujet de droit. Les juges fondent leur décision sur le droit consti­tu­tion­nel « à un envi­ron­ne­ment sain et équilibré ». Consacrer un « droit de la Nature » permet aux entités de se défendre elles-​mêmes sur la base de droits concrets.

    Créer une carte d’i­den­tité à l’Amazonie, est-​ce possible ? ©Marin Daniel-Thézard

    Le Brésil a dans sa Constitution des dis­po­si­tions de pro­tec­tion envi­ron­ne­men­tale analogues. Elles per­met­traient au Tribunal suprême fédéral de conférer par la juris­pru­dence une identité à ses cinq millions de km2 d’Amazonie une per­son­na­lité juridique. Cette hypothèse est envi­sa­geable en ce que le Tribunal est composé de juges à majorité tra­vaillistes – parti de Lula.

    Une telle avancée per­met­trait de préserver l’intégrité d’une forêt éco­no­mi­que­ment indis­pen­sable au Brésil. Elle qui concentre 20% des réserves d’eau douce mondiales procure au pays un degré d’humidité néces­saire à son agri­cul­ture. D’autre part, l’humidité permise par la végé­ta­tion alimente un réseau d’axes fluviaux qui four­nissent plus de la moitié du pays en élec­tri­cité. D’autre part, une bonne gestion de la forêt épar­gne­rait le Brésil des ingé­rences inter­na­tio­nales. C’est la direction que semble vouloir prendre Lula, quand il affirme que « le Brésil rede­vien­dra une référence cli­ma­tique mondiale ».

    Non, l’Amazonie ce n’est pas 20% de notre oxygène

    Cet article a soi­gneu­se­ment évité d’utiliser les termes « poumon vert », ou « poumon de la planète » pour parler de l’Amazonie. Dans un article du Parisien, Marc-​André Selosse, pro­fes­seur au muséum d’his­toire naturelle de Paris, décrit le fonc­tion­ne­ment de la forêt ama­zo­nienne. Selon lui, si les arbres de la forêt ont bien un système d’absorption du CO2, et de rejet d’oxygène, ceux qui meurent rejettent, eux, le gaz à effet de serre. « Cette forêt est à l’é­qui­libre », conclut-​il. Ce sont en fait les océans qui sont les vrais régu­la­teurs du taux d’oxygène sur Terre.

    Mais retirer cet attribut à l’Amazonie ne prive pas la forêt d’un intérêt envi­ron­ne­men­tal. Son rôle de fixation du CO2 permet d’éviter une hausse pla­né­taire des tem­pé­ra­tures, et loca­le­ment, elle permet à toute l’Amérique latine de béné­fi­cier d’une humidité sans laquelle toute activité agricole devien­drait impossible.

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