En France, la prostitution est un fléau grandissant. Majoritairement féminines, les victimes ont toutes vécu un épisode traumatique avant d’entrer dans la prostitution. Pour abolir « le plus vieil esclavage du monde », des associations existent. Les militants Bernard Lemettre et Ilias Ammioui présentent leur combat.
Là, au milieu d’un cadre argenté, trône une fillette maquillée. Son âge ne dépasse pas dix ans. Ses lèvres, maculées de rouge, sourient en coin. Tout comme son regard, rehaussé par un fard à paupières et des sourcils dessinés. Combien de mineurs se prostituent en France ? Le ministère de l’Intérieur dénombrait 548 mineurs prostitués en 2023, contre 400 en 2020 et 116 en 2016. « Partie émergée d’un immense iceberg », lâche Bernard Lemettre, délégué régional du Mouvement du Nid, implanté à Lille. Longtemps, les associations se sont basées sur une fourchette allant de 7 000 à 10 000 adolescents, très majoritairement des filles. Mais fin 2022, une étude réalisée en partenariat avec l’Aide sociale à l’enfance (ASE) créé l’effroi : les victimes de prostitution, suivies par l’ASE, seraient 15 000. « Sous les radars », elles seraient 5 000 de plus. L’augmentation est estimée à 70 % entre 2016 et 2020. Qui sont-elles et comment ont-elles été prises au piège dans l’enfer de la prostitution, parfois pendant plus de dix ans ?
« Pour abolir la prostitution, il faut en comprendre les rouages »
À la permanence du 15 Parvis Saint-Maurice (où est située l’association du Nid), dix-huit bénévoles reçoivent nombre de jeunes filles en détresse. Certaines sont majeures, d’autres sont mineures, « mais l’important est de percevoir la prostitution dans son ensemble. Le dénominateur commun de ces filles, c’est qu’elles sont toutes profondément abîmées. Elles ont subi un viol, des violences physiques ou psychologiques, des carences éducatives… », résume Bernard Lemettre. Pour les aider, faut-il déjà les repérer. C’est pour cette raison que le Nid a formé plus de 800 acteurs sociaux : éducateurs spécialisés, assistantes sociales, enseignants, professionnels de santé… « La prostitution n’est pas une fatalité, c’est en mettant toute la société à contribution que l’on brisera les chaines », explique Bernard Lemettre. Ce dernier s’applique à dénoncer une « prostitution inscrite » dans les mentalités. « On aime à penser qu’elles l’ont choisi, qu’elles sont là parce qu’elles en ont envie… Beaucoup se demandent “mais pourquoi elle ne part pas si elle n’est pas heureuse ?”, c’est une idée reçue ! À l’image d’une femme battue, elles sont contraintes, enfermées dans une spirale infernale. Vous savez, je suis sorti abasourdi du bureau de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, qui m’a dit vouloir pénaliser les prostitués. Ce sont les clients qu’il faut cibler ! ».
Si la loi de 1949 interdit la prostitution, il a fallu attendre 1960 pour que la France ratifie la Convention des Nations Unies. Cinquante-six ans plus tard, la loi d’avril 2016, visant à responsabiliser les clients par une amende de 1 500 euros, est votée. Si la victime a moins de 15 ans, la loi prévoit 10 ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende ; 5 ans et 75 000 euros si elle a entre 15 et 18 ans. Le chemin est sinueux, la route est longue. « Pour abolir la prostitution, il faut en comprendre les rouages. » Mais quand les rouages sont des êtres humains au parcours chaotique, la main tendue peut vite être rejetée. Par peur d’être jugé, discriminé, voire même abusé une nouvelle fois. « Un simple bonjour peut changer leur vie. Il faut être patient, attentif et tolérant », égrène celui qui a accompagné les quatre filles prostituées au procès de l’hôtel lillois Carlton, en 2015.
« Mon mec, c’est mon mac »
Sous ses lunettes fumées, Ilias Ammioui veut masquer les cernes. « Elles sont particulièrement visibles aujourd’hui, je m’en excuse », plaisante le chef de service du centre d’accueil Gaïa. Travaillant à l’établissement public de santé mentale d’Armentières, lui et son équipe composée de huit personnes sont en charge d’un groupe de dix filles, mineures pour la plupart. Toutes ont connu la prostitution. Table de ping-pong, consoles de jeux, télévision… Le rez-de-chaussée est particulièrement calme ce matin-là, la vie semble avoir été mis sur pause. « Elles sont parties à Nausicaá, c’est l’une de nos sorties. Ça leur permet de voir autre chose, et surtout d’apprendre… car elles sont vraiment marginalisées », insiste le chef de service. En marge de la société, c’est l’expression couramment utilisée pour ces victimes, mais elles ne pensent pas l’être. Toute l’année, elles sont dix à dormir ici, à l’étage. Les lits sont faits, sur les murs des posters sont collés. La nuit, beaucoup se réveillent subitement, certaines fument un joint pour tenter d’oublier. Le matin, de 7h à 10h, le petit-déjeuner les invite à se réunir toutes ensemble, à parler de leurs tracas ou de leurs réussites… ou de rien. « On a instauré des horaires précis, des règles précises, parce que sinon c’est l’anarchie. Elles ont besoin d’un cadre. De manière générale, les filles s’entendent bien entre elles, mais vu leur parcours traumatique, c’est parfois difficile. »
Comment ces filles sont-elles attrapées dans les filets d’un « mac », d’un « proxo », autrement dit d’une personne qui instrumentalise le corps d’autrui pour en tirer de l’argent ? À cela, Ilias Ammioui répond sans ciller : « Elles n’ont aucune estime d’elles, elle se dévalorisent constamment. Je vous prends un exemple concret : une des filles, qui ne s’aimait mais alors pas du tout, tombe sur un Parisien, bien habillé, très gentil, très courtois. Un jour, il lui dit : “ T’es vraiment belle, on pourrait aller loin ensemble…“ Ça y est, la graine est plantée, c’est fini. » Quelque temps plus tard, la fille fera des « passes » dans un hôtel, un Airbnb, un SPA, ou dans des toilettes publics. Elle l’aimera férocement. Elle le quittera. Bien que lucide sur la situation, « mon mec c’est mon mac », dira-t-elle, elle reviendra vers lui.
Internet, un gouffre sans fond
« On estime que la prise de conscience survient au bout du septième départ », détaille Ilias, le doigt se frottant sur la tempe comme pour essayer de comprendre. Entre le sixième et le septième, certaines sont mortes. Surtout, la prostitution est un phénomène en pleine expansion, en mutation pourrait-on dire. L’avènement des réseaux sociaux a changé la donne. « C’est une zone qui n’est pas gardée, il y a un énorme vide autour des réseaux sociaux et des sites Internet. Allez voir sur SexModel (un site d’escort) par exemple, c’est incroyable. En un clic, n’importe qui peut avoir une relation tarifée. Et souvent, ce sont des mineures exploitées par un type qui n’a ni foi ni loi. »