Prise en charge déficiente d’enfants placés, manque de moyens financiers, conditions de travail difficiles, pénurie de personnels et de places en structures d’accueil… Enquête sur un fléau dont les pouvoirs publics ignorent eux-mêmes l’ampleur dramatique.
« J’avais dix mois lorsque mes parents ont été condamnés à vingt ans de prison pour homicide volontaire. J’ai passé mon enfance en pouponnière, puis j’ai enchaîné les familles d’accueil avant de finir en foyer à l’adolescence… Je suis un pur gamin de l’ASE ! », se présente Bryan, aujourd’hui âgé de 18 ans.
Comme lui, 308 000 enfants sont suivis par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) en France, d’après les chiffres officiels. Et près de la moitié d’entre eux sont concernés par une mesure judiciaire de placement.
Procès pour actes de barbarie et dysfonctionnements de l’ASE
En cette 3e semaine de janvier a eu lieu un procès pour actes de barbarie sur un enfant de deux ans, aux assises du Nord. Six personnes ont été condamnées à des peines de quatre à vingt ans de prison. Or, dans ce dossier, les deux familles coupables de violence étaient connues des services sociaux. Des dysfonctionnements concernant la protection de l’enfance ont été mis en lumière devant la cour.
Malheureusement, lorsque l’ASE, organisme en charge de la protection de l’enfance, s’invite dans l’actualité, c’est la plupart du temps dans la rubrique des faits divers ou dans des témoignages, des reportages qui font froid dans le dos. À chaque fois fleurissent les mêmes interrogations : comment la protection de l’enfance en est-elle arrivée là ? Et surtout est-elle encore capable d’assurer sa mission principale, celle de protéger les enfants ?
Le fonctionnement de l’ASE demeure très complexe. Contrairement aux autres services sociaux, comme l’hôpital ou l’assurance chômage, depuis les lois de décentralisation de 1983, la protection de l’enfance n’est plus un service national. L’ASE est une compétence qui revient au conseil départemental : il y a donc autant de services de protection de l’enfance et de défaillances diverses que de départements. Et surtout une impossibilité d’uniformiser les règles sur le territoire national.
« Enfants en détresse, structures en danger »
Ces derniers mois, dans certains départements, les agents de l’ASE tirent la sonnette d’alarme. C’est notamment le cas dans le Nord. Le département enregistre le nombre d’enfants placés le plus élevés sur tout le territoire : plus de 11000 actuellement.
Bryan était l’un d’entre eux jusqu’à sa majorité en décembre dernier. « Je pense que c’est un système qui ne marche pas. Il y a trop d’enfants pour pas assez de place. Les enfants deviennent des numéros… On les change de structures, on les place… Sans jamais leur demander leur avis », explique-t-il, amèrement.
« Les enfants deviennent des numéros…»
« Enfants en détresse », « structures en danger », « maltraitance institutionnelle », « catastrophe annoncée », dénoncent depuis plusieurs mois les agents de l’ASE du Nord, en tentant d’alerter le département, preuves à l’appui. Des photos de foyers vétustes et surpeuplés, une multitude de mails au conseil départemental et même des manifestations… En novembre dernier, plusieurs syndicats d’agents de la protection de l’enfance se sont mobilisés devant l’hôtel du département, à Arras pour crier désarroi et colère.
Mobilisation générale des agents de l’ASE de Roubaix/Tourcoing
Parmi eux, Isabelle et Guillaume, assistants sociaux à Roubaix. Ils accompagnent des jeunes enfants placés depuis plus de vingt ans. Leur quotidien se résume à gérer l’urgence au détriment de leur rôle d’éducateur. « Aujourd’hui, on passe notre temps à essayer de trouver des lieux d’accueil adaptés pour les enfants, et comme on n’en trouve pas, ils se retrouvent dans des lieux non adaptés. On doit réparer ce manque de places. C’est épuisant. Et le pire, c’est qu’on oublie l’intérêt de l’enfant », constate Isabelle.
En juin 2022, ils prennent une décision radicale : boycotter les audiences des enfants qu’ils accompagnent d’ordinaire au tribunal, afin de représenter leur institution. 50% des référents sociaux du secteur Roubaix/Tourcoing suivent alors leur mouvement. « Je n’étais plus capable de représenter le département alors que je ne suis plus en phase avec mes missions et le travail que j’ai à faire de protection de l’enfance », expose Guillaume.
En réaction à cette mobilisation inédite, le département a présenté dans la foulée un plan d’urgence, pour soutenir les professionnels épuisés et tenter de venir en aide aux enfants en danger. Le président du conseil départemental du Nord, Christian Poiret, a promis la création de 450 places supplémentaires d’accueil, 150 au niveau des structures déjà existantes et 300 au niveau d’assistants familiaux qui seront recrutés.
Mais pour les syndicats, on est loin du compte. Baptiste, membre de la Fédération autonome de la fonction publique territoriale, le confirme : « Entre 2015 et 2018, dans le cadre de négociations avec les établissements et les foyers, 700 places ont été supprimés dans tout le département. Aujourd’hui, ils promettent d’en recréer 150… Mais à titre de comparaison, sur le secteur de Roubaix, on a identifié qu’il nous faudrait au moins 120 places pour les enfants qui sont actuellement sans solution de placement ou ballotés d’un endroit à un autre… »
Une enquête en cours par la Défenseure des droits
La lutte est loin d’être finie… Des manifestations, une tribune en octobre dernier, co-signée par plusieurs avocats, travailleurs sociaux et juges des enfants du tribunal de Lille dénoncent, « l’état catastrophique de la chaîne de prévention et de protection de l’enfance »… Toujours la même ritournelle : manque de places en foyer et d’assistants familiaux, placements non exécutés, des délais parfois supérieurs à six mois pour les mesures d’assistance éducative en milieu ouvert, ou encore des « ruptures dans les parcours des enfants ».
Le 22 novembre dernier, Claire Hédont, la défenseure des droits, a annoncé lancer une enquête sur les ASE du Nord et de la Somme. Au terme de ses investigations, elle présentera ses recommandations aux conseils départementaux et au secrétariat d’État chargé de l’Enfance, qui auront alors trois mois pour y répondre.
Aux assises du Nord, lors des plaidoiries finales le 20 janvier, deux avocates de la partie civile ont plaidé pour la création d’un fichier national des signalements de maltraitances afin d’améliorer le suivi en cas de déménagement. « Pour échapper à l’ASE, les familles déménagent et quittent le département. Je suis de plus en plus confrontée à ce genre de manœuvres lors de procès », a souligné Me Micallef-Napoly. Même constat pour Me Diane Massenet : « Les parents disparaissent dès que les services sociaux s’intéressent de trop près à leur cas. » Est-il alors temps de remettre en cause la décentralisation de l’Aide sociale à l’enfance ?