Fin février 2025, un ex-doyen d’une faculté de médecine du Rwanda est mis en examen pour participation au génocide des Tutsi en 1994. Décembre 2024, un ancien gendarme est jugé une nouvelle fois pour avoir coordonné les massacres. Parallèlement, le Rwanda a réappris à vivre, à faire cohabiter le bourreau et la victime.
« Tu sais, l’indicible ce n’est pas la violence du génocide, c’est la force des survivants à poursuivre leur existence malgré tout. » Dans son roman Jacaranda, paru en 2024, Gaël Faye tente d’expliquer le dernier génocide du XXe siècle. Le dimanche 7 avril 2024, soit trente ans plus tard jour pour jour, Paul Kagame, le président rwandais, allumait la flamme du souvenir. Le massacre savamment organisé par les Hutu, dont ont fait partie certaines élites politiques, a engendré la mort d’au moins 800 000 personnes, majoritairement Tutsi. L’ombre de ces cent jours, synonymes d’une rare barbarie, plane toujours sur ce pays d’Afrique de l’Est.
Des plaies non cicatrisées
Les événements d’aujourd’hui témoignent du mal d’hier. Plus de trente ans plus tard, le génocide rwandais crée des polémiques, apparaît dans plusieurs affaires judiciaires, est écrit dans des livres ou chanté sur des plateaux télévisés. Mardi 25 mars, la mairie de Paris a saisi le préfet de police, pour interdire le concert « Solidarité Congo » à l’Accor Arena, le 7 avril. La date n’est pas anodine : c’est la journée internationale de commémoration du génocide des Tutsi. Peu avant, le vendredi 28 février, Alphonse K. a été mis en examen à Paris, soupçonné d’avoir participé au génocide lorsqu’il était doyen de l’université rwandaise de médecine de Butare. Son nom s’enchevêtrait dans une autre affaire : celle d’un médecin rwandais, condamné en octobre 2024 à vingt-sept ans de prison pour ses prises de position extrémistes, en soutien au gouvernement génocidaire. Fin décembre 2024, le gendarme Philippe Manier a été condamné en appel à la perpétuité pour avoir perpétré des crimes contre l’humanité en avril 1994 à Nyanza, dans le sud du Rwanda. Malgré sa nouvelle vie, acquise au moyen de la naturalisation française qu’il a reçue en 2005, la justice a rattrapé le « chef des opérations ». Au Rwanda et ailleurs, les plaies ne sont pas encore pansées, les braises sont vives. Aujourd’hui, les Rwandais vivent, vont à l’école, travaillent, sourient et se disent bonjour. C’était le cas aussi il y a trente ans. Alors que les familles étaient décimées au sein même de leur logis, parfois par leurs propres voisins, que les radios locales diffusaient une large propagande de haine, qualifiant les Tutsi de « cafards à exterminer sans hésitation ».
Les responsabilités de la France
Si le régime de Juvénal Habyarimana avait planifié le génocide à venir avant son assassinat en 1994, si son épouse Agathe Habyarimana a aussi joué un rôle, tout comme d’autres membres du gouvernement, des militaires et des médias, la France ne peut montrer patte blanche. Entre 1990 et 1993, Paris a fourni des armes, de la formation militaire et des conseils aux forces armées rwandaises, quand bien même des signes de radicalisation étaient déjà survenus. En 2021, le rapport de la commission Duclert, commandée par Emmanuel Macron, a notifié les « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans le génocide, en raison de son aveuglement et de son soutien au régime Hutu. Participer serait un terme trop fort, il n’en demeure pas moins vrai que la France a eu une influence non négligeable dans l’orchestration du génocide. L’Opération Turquoise, organisée par la France afin de subvenir aux besoins humanitaires, est source de controverses. Des témoignages rapportent des viols de femmes tutsis commis par des militaires français dans les camps de Nyarushishi et de Murambi. Des humiliations et des maltraitances à caractère raciste ont été aussi recensées. Néanmoins, à ce jour, aucune condamnation officielle n’a été prononcée.
Exterminer et pardonner
Leur définition est de toute évidence antithétique, mais ces deux mots ont été tous deux employés à diverses reprises, bien des années après les massacres, quand la cohabitation au sein de villages est devenue inéluctable. « Exterminer » et « pardonner » : est-ce possible ? En juillet 1994, lorsque les coups de machettes prennent globalement fin, les trois quarts des Tutsi ont péri. La majorité des victimes ont été assassinées trois semaines après le déclenchement des tueries. Une rapidité d’exécution digne d’un travail à la chaîne.
Le génocide des Tutsi trouve ses racines dans un discours raciste et patent, né de la rencontre missionnaire et coloniale du début du XXe siècle. Le 1er octobre 1990, les signaux étaient déjà allumés : la guerre entre le Front patriotique rwandais (FPR) et les Forces armées rwandaises (FAR) a ouvert une brèche, longtemps ignorée par les Occidentaux. La préparation idéologique et matérielle des Hutu a pris, peu à peu, une place prépondérante. Certains, comme l’historienne Hélène Dumas, parlent « d’Etat criminel » à travers son enquête Le Génocide au village : Le massacre des Tutsi au Rwanda. De 2000 à 2005, le temps de la justice s’est imposé, avec les tribunaux Gacaca, ces instances se déroulant en plein air, dans des villages. Ils sont présidés par des survivants. Cette justice sert non seulement à condamner celles et ceux qui ont participé d’une manière ou d’une autre au génocide, mais elle forme également une large mosaïque dans laquelle se cristallise la mémoire collective. Parce que l’acte génocidaire a été le fruit d’une mûre réflexion, il a fallu en comprendre les tenants et les aboutissants. Le cercle « akazu », c’est-à-dire le groupe proche du roi Juvénal Habyarimana et appartenant à l’opposition responsable du génocide, a renforcé ses bases au moyen de fervents soutiens politiques. Des noms comme celui de Théoneste Bagosora, dit « le cerveau », apparaissent dans plusieurs dossiers.
En 2008, près de vingt ans plus tard, le colonel Bagosora est condamné en appel à 35 ans de prison. L’une des caractéristiques premières d’un génocide est son traitement judiciaire. D’abord, malgré les fouilles orchestrées d’année en année (par exemple à partir du milieu des années 2000 puis la loi de 2008 qui impose le rassemblement des corps au sein de mémoriaux uniques), le nombre exact de victimes reste difficile à connaître. La situation est la même pour leurs assassins. Alors que la Commission pour le mémorial du génocide et des massacres au Rwanda se voit dotée d’un quasi-statut ministériel, l’internationalisation de la mémoire a aussi contribué à la rédemption des meurtriers eux-mêmes ou de leurs familles, ensuite au pardon donné par des victimes. En 2006, on estime que 146 000 personnes ont avoué depuis dix ans. Entre 2010 et 2015, l’Etat considère la société rwandaise apaisée et pacifiée. Bien qu’il soit critiqué pour son faible échantillonnage et la formulation « tendancieuse » de ses questions, un « baromètre de la réconciliation » est créé pour mesurer les facultés de résilience. Il indique une satisfaction proche de 90 %. Le 7 avril 2025, le cycle commémoratif reprend. A cette occasion, l’UNESCO présentera l’exposition photographique « Kwibuka : Rwanda 1994 » à Paris, elle sera libre d’accès pendant deux mois. Eduquer sur le génocide, c’est adjoindre le passé, le présent et le futur. Pour que le « plus jamais ça » prenne le sens qu’il mérite.