Un an après la violente manifestation contre les mégabassines à Sainte-Soline, sept nouveaux « antibassines » ont été condamnés par le tribunal correctionnel de Niort. Malgré cette sentence, les défenseurs persistent dans leur lutte en organisant des rassemblements dans toute la France.
Qu’est-ce qu’une mégabassine ?
Malgré un arrêté d’interdiction de circulation des tracteurs dans le département des Deux-Sèvres, plus de 20 000 manifestants s’étaient heurtés à des milliers de policiers à Sainte- Soline, lors du week-end du 25 mars 2023. Parmi les manifestants figuraient des militants de la Confédération paysanne, de Solidaires, de la CGT, de Greenpeace, d’Extinction Rebellion, d’Alternatiba ou d’Attac, ainsi que des représentants du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), de La France insoumise mais aussi d’Europe Ecologie-Les Verts. Ces affrontements se sont déroulés autour d’un sujet de tension majeur, celui des méga-bassines. Les manifestants souhaitaient se désolidariser des exploitants agricoles qui soutiennent ces méthodes d’irrigation.
Les mégabassines sont de vastes réservoirs d’eau construits dans des champs. Elles se présentent sous la forme de piscines surélevées, entourées de digues et recouvertes de bâches pour retenir l’eau. L’objectif principal de ces installations consiste à fournir de l’eau aux agriculteurs pour l’irrigation. Pendant l’hiver, elles sont progressivement remplies au gré des précipitations, afin de constituer une réserve en cas de sécheresse extrême. Par exemple, la mégabassine de Sainte-Soline s’étend sur une superficie de 10 hectares et a une capacité d’environ 700 000 mètres cubes d’eau. Dans le cadre du projet global dans les Deux-Sèvres, 16 méga-bassines sont prévues, totalisant 6 millions de mètres cubes d’eau, soit l’équivalent de 1500 piscines olympiques. Cette eau est principalement prélevée des nappes phréatiques pendant l’hiver, période où elles se rechargent le plus, en raison des pluies.
Conflits idéologiques autour des mégabassines
Les enjeux autour de l’eau sont de plus en plus préoccupants, notamment en raison de la sécheresse, qui, au moment des affrontements à Sainte-Soline, affectaient déjà plusieurs régions françaises. Selon les défenseurs du projet, l’eau est prélevée uniquement dans les nappes phréatiques de surface et seuls les excédents sont utilisés. Ils ne toucheraient pas aux nappes phréatiques en profondeur. De plus, ils soutiennent que pendant l’été, en cas de sécheresse, ces mégabassines permettent de réduire les prélèvements, contribuant à limiter l’assèchement des ressources en eau. Henry Sureau, Vice Président des jeunes agriculteurs 86, rapportait à HuffPost que « l’eau est vitale pour les exploitations agricoles. (…) Sans eau, c’était un associé en moins à l’époque. Aujourd’hui, on arrive à pérenniser les installations. ».
À contrario, les opposants expriment leur inquiétude quant à « l’accaparement de la ressource de l’eau » par l’agriculture intensive, au détriment de l’agriculture raisonnée. Pour eux, l’eau doit être partagée comme un « bien commun », surtout en période de crise climatique. Ils pointent du doigt l’impact des méga-bassines sur les cultures à forte consommation d’eau, préconisant plutôt une transition alimentaire durable. « Dans notre métier, l’eau est essentielle, et les ressources des nappes phréatiques vont être pompées pour l’agro- industrie et quelques agriculteurs. Il faut changer de modèle », proteste l’agricultrice Sara Melki, militante de la Confédération paysanne. Par ailleurs, les résistants mettent en garde contre les conséquences écologiques néfastes de l’extraction de l’eau dans des nappes phréatiques déjà fragilisées, craignant que cela ne perturbe l’équilibre de tout l’écosystème. « Les gens ne réalisent pas que nous défendons la vie, tandis qu’eux soutiennent la mort », s’indignait un manifestant. En effet, perturber un écosystème peut causer deux types de pertes : une perte de quantité d’eau due à l’évaporation, l’eau étant exposée à l’air, au soleil et à la chaleur, mais aussi une perte de qualité, en favorisant le développement de micro-organismes toxiques tels que les cyanobactéries.
Par ailleurs, les récents événements entourant la question de la sécurité de l’eau se sont déroulés à quelques jours à peine de la célébration de la Journée internationale de l’eau, le 22 mars. Cette journée annuelle, caractérisée par un thème spécifique, a choisi pour l’édition de 2024, celui de « l’eau pour la paix ». Les Nations Unies précise qu’elle avait pour objectif de sensibiliser les plus hautes autorités, les acteurs du secteur de l’eau et les populations sur l’importance cruciale de la gestion durable des ressources en eau dans la promotion de la paix, surtout dans un contexte de changements climatiques. Malgré les appels à la coopération, la question se pose : la guerre de l’eau a‑t-elle déjà commencé en France ?
« Le piège du gouvernement était prêt, tout était fait pour que cela dégénère. »
Au vu de la violence des affrontements lors de la manifestation de Sainte-Soline, il semblerait que les tensions autour de la question de l’eau aient atteintes un niveau très critique, suscitant des préoccupations au sein des organisations environnementales. En effet, Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France, rapporte au Monde : « on est bien sûr inquiets de cette montée des excès, même si les deux violences [celle des forces de l’ordre et celle des manifestants] ne sont pas à mettre sur un pied d’égalité. Le piège du gouvernement était prêt, tout était fait pour que cela dégénère ». La Ligue des Droits de l’Homme s’accorde avec cette idée de piège. Elle pointe du doigt la responsabilité des pouvoirs publics dans leur inaction face aux nombreuses victimes blessées, dénonçant une « volonté délibérée de ne pas porter secours au plus vite ». Selon l’association, dès l’arrivée des différents cortèges de manifestants, les forces de l’ordre ont tiré en « continu avec des armes relevant des matériels de guerre : grenades lacrymogènes, grenades assourdissantes et explosives ainsi que des tirs de LBD 40 », faisant de graves blessés. En deux heures, affirme la LDH, plus de 5 000 grenades ont été tirées témoignant d’un usage immodéré de la force. Selon l’inspection générale de la gendarmerie nationale, les deux gendarmes qui ont utilisé des lanceurs de balles de défense (LBD) depuis des quads, le 25 mars à Sainte-Soline, ont agi dans le cadre de ce qu’ils considèrent comme de la « légitime défense ». Pendant leurs interrogatoires, les deux gendarmes ont indiqué avoir fait face à des manifestants « particulièrement agressifs et organisés ». Ils « n’ont commis aucune faute », affirme le rapport de l’IGGN.
En réponse, le 5 décembre 2023, 70 manifestants de Sainte-Soline ont déposé une saisine collective auprès de la Défenseure des droits (Claire Hédon, NDLR) afin que la lumière soit faite sur les violences policières du 25 mars, a annoncé le Collectif Bassines non merci. « Nous aimerions que la Défenseure rende un avis sur ce qui s’est passé, en tant qu’autorité indépendante », explique Hélène, leur porte-parole, selon qui « il y a eu tellement de mensonges » à propos de cette manifestation. Parmi ces mensonges, se trouverait le délai de prise en charge de Serge Duteuil-Graziani, à Sainte-Soline, dénonçant une entrave des autorités à l’intervention des secours. Les forces de l’ordre auraient mis 46 minutes, après le premier appel aux secours, pour confirmer le diagnostic, ce qui est vivement critiqué par les organisateurs et les militants. Les autorités justifient ce délai en sortant la carte de la sécurité. Serge Duteuil-Graziani n’est pas de cet avis et témoigne auprès de Reporterre en expliquant qu’il est « resté dans le coma plus d’un mois et demi ». Il poursuit en mettant en évidence le caractère politique de la répression physique lors des manifestations.
Cette répression viserait à décourager les individus de participer à des manifestations et à maintenir l’ordre établi, d’autant plus que la situation de Serge n’est pas un cas isolé. Trois autres manifestants avaient été gravement blessés. Le Parquet avait saisi l’Inspection générale de la gendarmerie nationale pour enquêter sur les qualifications de « violences par dépositaire de l’autorité publique » et « non-assistance à personne en danger ». L’enquête, jugée complexe, n’a pas encore abouti, et un délai supplémentaire a été accordé pour finaliser les investigations. Plus de 100 témoins ont été entendus, issus de diverses entités, notamment des autorités administratives et des témoins directs des manifestations. Des milliers de vidéos, photos et enregistrements ont été analysés pour établir une chronologie précise des événements et comprendre les circonstances des blessures des victimes. Les conclusions de l’enquête, y compris les expertises médico-légales, chimiques et balistiques, devraient être disponibles d’ici la fin du premier semestre 2024 ou durant l’été.
Affrontements brutaux sous le regard de la justice
Les actions de désobéissance civile des manifestants ont abouti à un procès dont les verdicts ont été prononcés le 17 janvier dernier. Le tribunal correctionnel de Niort a suivi les réquisitions du procureur, condamnant plusieurs prévenus pour leur implication dans les manifestations contre les mégabassines, à Sainte-Soline. Parmi eux, Julien Le Guet du collectif Bassines non merci a écopé de douze mois de prison avec sursis et d’une interdiction de paraître dans certaines localités pendant trois ans. Joan Monga et Nicolas Garrigues, membres du collectif Les Soulèvements de la Terre, ont également été condamnés à des peines de prison avec sursis. En outre, six autres prévenus ont reçu des amendes pour leur participation à d’autres mobilisations dans la région. Pendant le procès, les témoins de la défense ont souligné l’inadéquation des retenues de substitution avec l’urgence climatique, tandis qu’un avocat a qualifié les prévenus de « gratin de l’extrême-gauche ».
2 mois plus tard, jeudi 28 mars, un nouveau procès s’est déroulé à Niort. De quoi en refroidir plus d’un. Sept personnes ont été condamnées par le tribunal correctionnel de Niort pour diverses infractions, toujours liées aux événements de Sainte-Soline en mars 2023. Les verdicts rendus par le tribunal comprennent des peines allant de deux à neuf mois de prison avec sursis ou d’une amende, « assorties la plupart du temps d’une interdiction de revenir dans les Deux-Sèvres pendant deux à trois ans », indique Mediapart. Alors que ces condamnations ont suscité des réactions mitigées, une cinquantaine de militants se sont rassemblés devant le tribunal, en soutien à ces sept prévenus. Parmi eux, Julien Le Guet exprimait sa présence pour assurer aux détenus qu’ils ne sont pas seuls, déplorant une « répression à sens unique ». Étaient également sur place, David Bodin et Hervé Auguin, secrétaires départementaux de la CGT et de Solidaires, dénonçant « la répression policière puis judiciaire qui s’abat sur le mouvement anti- bassines ».
365 jours plus tard, des centaines de manifestants au rendez-vous
Malgré les batailles juridiques en cours, les associations continuent leur mobilisation. Du 22 mars au 31 mars 2024, le collectif Bassines Non Merci a organisé une série de méga-boums devant les gendarmeries et les préfectures, mais aussi des projections et des moments commémoratifs actifs dans toute la France. À proximité géographique de Sainte-Soline, le collectif Les Soulèvements de la Terre a orchestré une mobilisation à Melle, pour dénoncer une « politique de terreur » attribuée à un gouvernement jugé « violent et irresponsable ». Un évènement qui a réuni environ 200 personnes, venues notamment rendre hommage aux blessés. Le manifestant Luc Delmotte dénonce à son tour la répression violente de l’État face aux militants : « c’était très choquant. La relation entre des gens pacifiques qui défendent l’eau, un bien commun, et en face, l’État qui tape dessus de façon hallucinante, il y a quelque chose à faire savoir. Ça nous permet de témoigner, de dire que les manœuvres de [Gérald] Darmanin et de ceux qui ont donné les ordres pour nous tirer dessus, ont complètement capoté ». De leur côté, le collectif Bassines Non Merci prévoit de déposer une plainte contre Gérald Darmanin, l’accusant d’avoir « menti sous serment » devant une commission d’enquête parlementaire et d’avoir qualifié les manifestants « d’éco-terroristes ».
En dépit de ces tensions, Luc Delmotte souligne l’importance du caractère « festif » pour maintenir un esprit positif malgré les épreuves difficiles. De même, Benoît Jaunet, porte-parole de la Confédération paysanne des Deux-Sèvres, estime que le rassemblement crée un espace de partage pour surmonter les traumatismes, comme le rapporte Reporterre. Même après avoir reçu une amende de 1 000 euros, il continue à s’investir dans la lutte contre les mégabassines. Ainsi, les obstacles judiciaires et les répressions policières renforceraient la solidarité de ces militants qui demeurent résolus à défendre leurs convictions et à poursuivre leur combat pour l’environnement. Les anti-bassines prévoient une nouvelle manifestation de grande ampleur pour les 20 et 21 juillet prochains.