À tort ou à raison, la défiance s’installe dans la population vis-à-vis de la préfecture en Seine-Maritime. Cela est dû en grande partie à la communication après les incendies de Lubrizol, le 26 septembre 2019, et l’incendie d’un entrepôt de Bolloré Logisitcs, le 16 janvier 2023.
Lubrizol : grande entre entreprise à haute valorisation industrielle, synthétisant du lubrifiant industriel, brûle dans un incendie dégageant une gigantestque colonne de fumée sur 215 communes. Bolloré Logistics : 892 tonnes de batterie de lithium usagées, des pneus, et diverses pièces automobiles prennent feu, dans un entrepôt, dégageant des débris et des déchets jusqu’à plusieurs kilomètres. Dans les deux cas, la préfecture ne relève « aucune conséquence ou danger pour la santé » selon les analyses de qualité de l’air. Une conclusion qui ne rassure pas les habitants.
Les autorités tentent tant bien que mal de rassurer
Le feu est circonscrit, aucune mesure de restriction de circulation ou de confinement n’est envisagée. « Les analyses de qualité de l’air autour du site ont montré que les niveaux d’acide fluorhydrique, chlorhydrique et cyanhydrique demeuraient à zéro », affirme le préfet Pierre-André Durand, qui promet d’agir en toute transparence. Le lendemain, le 17 janvier 2023, il publie ces résultats, insistant sur le fait qu’il n’y avait « aucun risque pour la population », en évoquant ce qu’il considère comme « le principal risque provenant de la combustion des batteries ».
De nombreux gestes institutionnels s’ensuivent. Les autorités publiques essayent tant bien que mal de montrer qu’elles prennent les choses en main, face à une population inquiète des accidents. La Métropole Rouen Normandie crée un groupe citoyen comme « nouvelle instance de dialogue » sur le sujet. L’Université de Rouen crée un Master « Gestion de l’Environnement, Sécurité des Procédés Industriels et Maîtrise des Risques ».
Des associations comme Upside Boucles de Rouen mettent en place des campagnes de communication pour rassurer, en rappelant les règles et les normes auxquelles sont soumises les sites industriels. Mais rien n’y fait : la confiance de la population sur ce sujet est chancelante.
Malgré de nombreux gestes, la population n’avale pas la pilule
Dans le cas de Lubrizol, la même posture avait été adoptée, le préfet engageant sa responsabilité en assurant qu’il n’y avait pas de danger. Cependant, le site de Lubrizol, classé Seveso (directive européenne répertoriant les sites industriels à risques majeurs), contenait 9.500 tonnes de produits dangereux. Une enquête citoyenne publiée en mai 2020 par l’association Rouen Respire avait, sur la base d’un échantillon de 525 personnes, essayé de mettre en avant des symptômes inhérents à l’incendie du stock de lubrifiants industriels. Santé publique France reprend les analyses (un an et demi plus tard), et n’a constaté que des irritations pour les personnes directement exposées.
Après l’incendie de Bolloré Logistics, plusieurs plaintes d’habitants de Grand-Couronne sont déposées allant de détérioration de biens, préjudice psychologique, jusqu’à mise en danger d’autrui. L’avocate Julia Massardier traite quatre de ces plaintes. C’est le cas de la famille Fromentin, mais aussi de l’ASL (l’Association des Sinistrés de Lubrizol, qui s’implique dans le cas Bolloré Logistics), qu’elle défend également.

« La famille Fromentin a constaté des fissures sur son pavillon, des déchets et résidus tombés dans le jardin, et l’impact psychologique sur leur fille semble important, même si des analyses sont toujours en cours à ce sujet », nous expose Julia Massardier. « Nous espérons recevoir des sociétés sous-traitantes de Bolloré Logistics, mais aussi de la préfecture, le paiement de dommages-intérêts à la juste valeur des préjudices subis ».
L’ASL, quant à elle, déplore que l’affaire Lubrizol, trois ans plus tôt, n’est pas servi d’exemple pour que les autorités soient prêtes face à un nouvel accident. L’association met en avant le fait que c’est elle-même qui a dû alerter sur la présence de déchets chez les riverains à environ 500m de l’entrepôt, et que « personne n’est venu les voir [les habitants], personne ne leur a proposé de soutien psychologique ».
Un schisme se forme entre information dite « citoyenne » et communications officielles des pouvoirs publics
« Où est la vérité dans tout ça ? Probablement entre les deux » devient le refrain le plus commun à Grand-Couronne, après l’incendie de Bolloré Logistics. Si le discours « citoyen » et « officiel » sont complémentaires, ils sont surtout frontalement en opposition, exacerbant les tensions sur le sujet de la sécurité industrielle dans le secteur rouennais. Un reflet assez fidèle à la méfiance caractéristique qui semble se synthétiser dans la population, notamment des Grand-Couronnais que nous avons pu interroger.
« J’étais là le jour de l’incendie » nous récite Célia. « Je n’ai rien entendu mais le ciel s’est embrasé à tel point que c’était impossible à rater. Derrière, nous n’avons eu aucun suivi ou avertissement des autorités. Il a fallu qu’on aille à l’information nous-même. Au début on ne savait pas de quoi il s’agissait ».
D’autres Grand-Couronnais se sont montrés bien plus acerbes, notamment sur les analyses de qualité de l’air et des gestes d’apaisement de la préfecture : « Ils nous empoisonnent c’est sûr ! » peste Claude Véronique. « Ils nous mentent, encore et encore, ça n’en finit plus… Ils ont changé le préfet, mais il nous récite les mêmes âneries que le précédent. Mon fils et moi on est à peine un kilomètre de l’entrepôt. À quel moment avec toutes les cochonneries qu’il y avait dedans il n’y avait aucun risque pour nous ? Non, c’est surtout qu’ils ne veulent pas nous dédommager ».

Les cas de Lubrizol et de Bolloré Logistics pourraient à certains égards s’apparenter au fait divers. Cependant l’ampleur des conséquences que peuvent engendrer ces incidents et la concentration de multiples risques autour de la métropole de Rouen poussent les acteurs publics et économiques à poser la sécurité industrielle comme un véritable enjeu dont ils doivent se préoccuper, et ces deux affaires font déjà date pour les normes de sécurité et de stockage dans le secteur.
Le lien de confiance et de tolérance de la population sur le sujet s’étiole, d’une part à cause de la répétition du phénomène, mais d’autre part à cause d’un devoir de transparence, des autorités comme des entreprises, qui ne semble pas être à la hauteur des attentes des habitants.