Vous passez peut-être devant ces bâtiments sans y prêter attention. Abandonnés, envahis par la végétation ou laissés à l’abandon, ils fascinent une communauté d’explorateurs urbains et interpellent les architectes. Entre adrénaline, photographie et réflexion sur le patrimoine, l’urbex révèle la vie secrète de lieux que l’on croyait perdus.
L’urbex regroupe de nombreuses formes d’exploration. Si elle consiste avant tout à visiter des lieux abandonnés, la pratique englobe aussi tout ce qui touche à l’exploration urbaine : la grimpe urbaine, par exemple, qui consiste à accéder à un endroit par l’escalade de toits, de fenêtres ou de structures oubliées. Certains explorateurs se spécialisent dans les clochers d’églises, tandis que d’autres préfèrent descendre dans les entrailles de la terre. L’urbex, au fond, c’est simplement l’art d’accéder à ce qui est caché.

Exploration, art et adrénaline comme moteur de la discipline
Depuis des années, l’exploration urbaine attire de plus en plus de passionnés. Parmi eux, Kefla et Sektant, deux explorateurs lillois. Ils arpentent toits, tunnels et lieux abandonnés à la recherche de sensations fortes et d’images. Pour Kefla, c’est d’abord une question de curiosité. « Je fais de l’urbex depuis à peu près cinq ans », raconte-t-il. « J’aime tout ce qui touche à l’exploration de monuments, à l’infiltration… Je partage ça sur mon compte Instagram ». Son acolyte Sektant, lui, y voit avant tout un moyen de vivre l’aventure autrement : « C’est surtout le partage entre amis et le goût du défi. Le but, c’est d’arriver à accéder à un endroit précis, pas forcément d’y rester longtemps, mais d’y parvenir. » Peu importe l’exploration, la règle d’or est la confiance. « On évite de faire de gros spots avec des débutants », explique Kefla. « Il faut savoir avec qui on part. Si quelqu’un ne maîtrise pas ce qu’il fait, ça peut vite devenir dangereux. »
« Le plus grand danger,
c’est l’ego mal placé.
Si tu fais quelque chose juste pour
impressionner les autres, tu finiras
par te mettre en danger. »
Sektant, explorateur urbain.
Sektant approuve : « S’il arrive quelque chose à la personne que j’emmène, c’est ma responsabilité. » Leur pratique repose sur un savant mélange de préparation et d’instinct. « Souvent, tout part d’une idée », dit Kefla. « On sort un après-midi et on se dit : “Tiens, il y a une occasion, on y va.” Mais parfois le plan tombe à l’eau, alors on décale, on improvise. C’est du feeling, les planètes qui s’alignent. » Sektant sourit : « On fait nos repérages comme si on allait braquer une banque. On prévoit plus ou moins de matériel selon le spot : des cordes, des mousquetons… On s’adapte à la situation. » Derrière les images impressionnantes, l’urbex est loin d’être une simple montée d’adrénaline. « Beaucoup pensent que c’est une question de force ou d’agilité, mais en réalité 80 % de notre pratique, c’est le mental », confie Kefla. « On n’est pas des surhommes. Ce qui compte, c’est de gérer ses appréhensions et de réfléchir avant d’agir. » Sektant, plus pragmatique, résume : « Le plus grand danger, c’est l’ego mal placé. Si tu fais quelque chose juste pour impressionner les autres, tu finiras par te mettre en danger. » Les deux compères affichent déjà un beau palmarès. Des ascensions toujours plus vertigineuses : le beffroi de la Chambre de commerce de Lille, la cathédrale Saint-Pierre de Beauvais ou encore une infiltration sur les toits les plus hauts de La Défense à Paris.
Entre art et respect
Pour les deux amis, l’urbex est aussi un art. Kefla revendique la dimension créative de la pratique : « Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent qu’il faut tout cacher. Voir des photos, des vidéos, c’est ça le vrai projet de l’exploration. Le côté artistique donne un sens plus profond à ce qu’on fait. » Sektant, lui, nuance davantage la place de l’image : « Je montre les photos, mais jamais le mode d’accès. L’endroit, oui ; le chemin, non. » Tous deux partagent cependant un même mot d’ordre : le respect des lieux. « Il faut choisir les endroits », insiste Kefla. « Certains bâtiments ont une histoire, une identité. Il faut les préserver. Taguer un monument historique, c’est juste honteux. » Après des années à grimper, explorer et photographier, la passion reste intacte. « Pour moi, il y aura toujours des choses à faire », conclut Kefla. « Si tu es passionné, tu trouveras toujours un nouveau lieu, une nouvelle photo à prendre, un nouveau défi à relever. Ce n’est pas une liste de dix spots à cocher, c’est une aventure qui ne s’arrête jamais. »
L’œil de l’architecte
Là où Kefla et Sektant redonnent vie à ces lieux oubliés à travers leurs explorations et leurs images, d’autres les observent avec un regard plus analytique. Pour Mathis Lerat, étudiant à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, l’abandon n’est pas une fin mais une étape dans le cycle de vie du bâti. « Chaque lieu désaffecté a quelque chose à raconter », explique-t-il. « Il suffit parfois de savoir le regarder autrement pour lui redonner un sens. » Comprendre pourquoi un bâtiment se vide de sa vie, c’est déjà commencer à le réanimer. Mathis Lerat évoque plusieurs raisons : économiques, sociales et urbaines.

Les zones industrielles ont prospéré puis ont été délaissées avec les délocalisations. Les grands ensembles d’après-guerre, construits rapidement pour loger une population croissante, vieillissent mal et deviennent trop coûteux à entretenir. « Le béton permettait de construire vite et pas cher. Mais aujourd’hui, il vieillit mal : humidité, infiltrations, entretien trop coûteux… tout cela contribue à l’abandon », ajoute-t-il. Pour Mathis Lerat, l’abandon n’est pas seulement une question d’apparence mais un diagnostic technique. La structure, l’humidité, les moisissures et les matériaux déterminent la faisabilité d’une réhabilitation. « On peut lire l’histoire d’un lieu à travers sa construction et ses matériaux. Une charpente métallique renvoie à la révolution industrielle, une façade tramée en béton, à la fin du XXe siècle », explique-t-il.
De la dégradation à la renaissance
Au-delà de la technique, la réhabilitation est un projet de société. Mathis Lerat rappelle que beaucoup de bâtiments vides pourraient être requalifiés, surtout face à la pénurie de logements. Lors de ses stages, il a participé à la transformation d’un hangar industriel en maison de santé et en ferme urbaine à Fontenay-sous-Bois, ainsi qu’à la rénovation de l’ancienne mairie de Cinqueux (Oise). « Le but, c’était de respecter la trame d’origine, les ouvertures, les matériaux, garder le caractère du bâtiment tout en lui donnant un nouveau souffle », précise-t-il. Son objectif pour l’ancienne mairie était de préserver l’identité du lieu tout en ajoutant une extension en ossature bois. Trouver un équilibre entre mémoire et modernité est essentiel. Mathis Lerat insiste sur l’importance de conserver les intentions architecturales initiales et de comprendre le contexte et l’histoire du lieu pour éviter de le dénaturer. « Parfois, il faut accepter de ne rien faire. Certaines ruines doivent être laissées telles quelles, comme réceptacles du passé », explique-t-il. Pour lui, l’architecture doit être pensée dans le temps. « Un bâtiment ne devrait jamais être figé dans un seul usage. Il faut anticiper sa transformation pour éviter qu’il devienne obsolète », souligne Mathis Lerat. Il voit dans la réhabilitation une démarche à la fois pratique et responsable : préserver le bâti existant tout en imaginant des usages nouveaux, durables et adaptés aux besoins actuels. Entre l’œil des urbexeurs et celui de l’architecte, un même désir persiste : faire revivre les lieux oubliés. L’un le fait par l’image, l’autre par la structure. Deux approches complémentaires, deux façons d’habiter la mémoire et de refuser que le silence prenne toute la place.