Poitrines à l’air, slogans provocateurs et couronnes de fleurs… Les Femen ont envahi la scène médiatique ces dernières années. Immersion, en temps de guerre russo-ukrainienne, au cœur d’un féminisme radical soigneusement chorégraphié.
« La guerre n’a pas anéanti la force de la population ! », s’exclame Inna Shevchenko. À Bruxelles, ce 27 octobre, le débat organisé par le groupe de réflexion Friends of Europe malmène les esprits, délie les langues et soulève les cœurs. La jeune femme, née à Kherson, estime que les forces armées ukrainiennes et la société civile sont les deux faces d’une même pièce qu’il « ne faut pas distinguer ». « Il s’agit d’un effort national », conclut celle qui s’est installée en France avec un visa politique, après avoir scié une croix orthodoxe à Kiev, il y a dix ans.
Car Inna Shevchenko est loin d’être anonyme. Ces dernières années, elle a été érigée en cheffe de file des Femen, connues dans le monde entier pour leurs actions coups de poing. Né en 2008, en Ukraine, ce mouvement féministe radical compte aujourd’hui une vingtaine d’activistes à Paris. Le 6 mars dernier, une dizaine de jours après l’invasion russe en Ukraine, elles ont manifesté au pied de la tour Eiffel. « Putin war criminal », criaient-elles, les têtes couronnées de fleurs jaune et bleue, les pieds ancrés sur la pelouse du Champ-de-Mars. Surtout, elles n’avaient pas oublié leur signature et peint sur leur poitrine : « Femen against war ».
Depuis le début du conflit russo-ukrainien, Inna Shevchenko ne lâche plus son téléphone portable d’une minute. Elle dénonce quotidiennement le sort de son pays natal sur les réseaux sociaux ou sur les plateaux TV. « Avec le mouvement Femen, on a toujours alerté et lutté contre la dictature de Poutine. On a tenté de sensibiliser les médias, en vain ! s’insurge la militante, Et pour les attirer, tout repose sur l’essence même de notre mode opératoire, notamment sur nos poitrines dénudées. » Et entre deux tweets, tout en attendant son train pour Paris, l’Amazone 2.0 se confie sur le jeu incessant entre Femen et médias pour tenter d’influer sur les enjeux socio-politiques.
L’exhibition comme arme de guerre
De son sac à main, Inna sort son dernier livre Héroïques, dans lequel elle revient sur sa fascination pour les Amazones, guerrières féminines, censées avoir existé en Asie, en Afrique et même sur le territoire actuel de l’Ukraine. « L’archéologue David Anthony a d’ailleurs révélé qu’environ 20% des tombes de guerriers scythes et sarmates, établies sur le territoire actuel de la Russie, faisaient état de femmes armées vêtues des mêmes tenues que les hommes », décrit-elle. Bien qu’il existe encore de nombreux doutes sur l’histoire de ces amazones, il semblerait que des femmes nomades, abandonnées par des hommes partis à la conquête de l’Asie, auraient appris à se défendre et à protéger leur territoire. « Cette histoire pourrait être à l’origine des mythes d’Hérodote qui racontent que les Amazones s’accouplaient une fois par an avec leurs voisins et tuaient l’enfant si c’était un garçon », précise la Femen. Cette légende aurait entièrement redéfini sa vision de la féminité à l’adolescence.
En effet, la racine grecque du mot « amazone » signifie « sans sein » car selon le mythe, ces guerrières coupaient leur sein droit ou le brûlaient afin d’être de meilleures archères. Le temps défile, les mythes demeurent et les symboles forts ont une deuxième vie. En 2022, la nouvelle armée anti-patriarcat ne se mutile plus les seins, mais les peint, fière de les exhiber face à une société choquée par cette nudité revendiquée et non sexualisée.
Une victoire sur « le système phallocratique » ?
« En faisant du corps féminin un argument indissociable de notre lutte, nous invalidons les outils symboliques de la domination masculine », explique lors d’un échange téléphonique le comité des Femen. « Le slogan “nos seins, nos armes” prend tout son sens : la nudité féminine n’est plus dominée par la définition sexuelle qu’en donnent nos sociétés, mais par la volonté féministe de considérer son propre corps comme un outil de résistance et de libération. »
Cette efficacité de leur tactique « seins nus » constitue en soi pour ces féministes une première victoire sur « le système phallocratique » qu’elles combattent. Pour Annie Le Brun, première écrivaine française à avoir écrit sur le mouvement, les Femen retournent « ce par quoi, on les opprime en une arme qui décontenance. » Loin de la séduction, en se servant du corps pour envoyer un message écrit et donc brouiller l’idée initiale de notre société face à la nudité d’une femme, les activistes créent un moyen de lutte unique en son genre et déconstruisent l’image de la femme objet. « Elles disent que la réappropriation du corps féminin est possible par leur exhibitionnisme », analyse Annie Le Brun.
« Une grammaire cinématographique » pour appâter les médias
« Pourquoi les seins nus ? La question revient sans cesse ! L’idée d’une femme dénudée dans un espace public choque les gens alors qu’un homme torse nu ne semble émouvoir personne », s’énerve la horde de Femen. Elles rappellent donc avec fierté la genèse de leur mouvement. En 2008, les activistes ukrainiennes manifestaient de manière classique, mais personne ne leur accordait la moindre importance. Au bout de deux ans, frustrées par leurs combats infructueux, elles font sauter leurs T‑shirts et brandissent leurs écriteaux au-dessus de leurs têtes.
« Les journalistes étaient au rendez-vous ! Et le lendemain, dans les journaux, on ne parlait que d’elles ! Mais les photographes avaient coupé les photos juste au-dessus de leurs têtes, on ne voyait pas les pancartes… », expliquent les Femen. En colère d’être une fois encore considérées par leur corps et non par leurs revendications, elles décidèrent donc d’inscrire leurs slogans directement sur leur peau. « De la sorte, le message ne pouvait plus être occulté. La méthode fonctionnait si bien qu’elle s’est exportée partout dans le monde » puis elles ajoutent, « On doit comprendre le message au premier coup d’oeil ».
Joséphine Marchmann, ancienne Femen en Allemagne, théorise même l’idée que leurs poitrines ainsi taguées les transforment en « moyen de communication » contre leurs « ennemis ». « Les actions des Femen sont une sorte de pop féministe. Elles utilisent les médias d’aujourd’hui et fabriquent des images puissantes », confie-t-elle par mail. Il faut dire que la presse est friande de leurs mises en scène qui font rapidement le tour des médias internationaux.
« Les médias légitiment notre lutte parce qu’on les a séduits par notre “identité“ », constate Inna. Joseph Paris, réalisateur du documentaire “Femen : Naked” (2014), définit même « l’invention d’une grammaire cinématographique propre à leur mouvement ». Et oui, les amazones contemporaines n’en sont pas à leur coup d’essai : il y a eu le cortège de zombies lors de la manifestation contre les féminicides en octobre 2019, ou encore leur show avec des extincteurs de pompiers devant le ministère de l’Intérieur pour dénoncer les viols impunis dans les casernes, mais aussi leurs danses lancinantes en soubrette devant chez DSK et leur défilé en décontaminateurs du « Patriarcatvirus » en 2020…
« Tendre un piège aux imbéciles »
« En revoyant mes images, j’ai songé que si j’avais filmé ces scènes d’un angle différent, que si j’avais changé de focale ou adopté un autre choix de montage, le résultat aurait été sensiblement le même. On y verrait les mêmes corps nus, en vulnérabilité, dans une lutte inégale avec des forces plus nombreuses, habillées, armées, et violentes. Je tenais la caméra, mais c’est elles qui avaient fait le film », explique Joseph Paris, pour qui la fragilité apparente des Femen est une manière de mettre en lumière les systèmes d’oppression, la violence qu’ils exercent et de « tendre un piège aux imbéciles ».
La plupart du temps, les militantes se retrouvent brutalement arrêtées par les forces de l’ordre, parfois même mises en joue et tabassées comme en 2012 lors de la manifestation de l’institut Civitas qui s’oppose au mariage pour tous… « Pope no more », revendiquaient encore les Femen, en février 2013, après la renonciation du pape Benoît XVI, tout en sonnant les cloches de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Le service d’ordre a tenté en vain de les évacuer, mais face à leur résistance, il a éteint toutes les lumières. « Les flashs des photographes ont renforcé l’efficacité cinématographique de leur action, et l’idée d’obscurantisme qui règne dans l’Église », se souvient Joseph Paris.
Une « sorte de test de démocratie » ?
Selon Inna, « une action Femen est une sorte de test de démocratie » et la jeune femme sait de quoi elle parle. En 2012, alors qu’elle proteste en Biélorussie contre la dictature du président Loukachenko, elle est violemment enlevée par le KGB, torturée plusieurs jours avant d’être relâchée en pleine forêt. Au-delà de montrer leur vulnérabilité, la mise en lumière des médias sur les Femen renforce l’image d’un féminisme d’action, prêt à tout – même à mettre en danger son intégrité physique – pour défendre une cause. « On en revient au point de départ, nous sommes une figure “d’Amazones 2.0“, des guerrières revendiquant une force, une indépendance, et cela, par l’appropriation des méthodes viriles », analyse la leadeuse.
Pour Marion Dalibert et Nelly Quemener, auteures de Femen : la reconnaissance médiatique d’un féminisme seins nus, « l’image des Femen relève d’une mission de conscientisation qui répond parfaitement à l’idéal républicain d’égalité, de laïcité et d’universalité ». Ainsi, en mettant en scène une société divisée entre modernité/émancipation et archaïsme/patriarcat, la médiatisation du mouvement construit une forme légitime d’intervention féministe dans la sphère publique française. « Ce féminisme en ciblant des ennemis sexistes, tels les profiteurs de la prostitution, les catholiques intégristes ou encore les islamistes, conforte la manière dont la société française se pense, à savoir au-dessus des rapports de domination en termes de genre et de race », poursuit Marion Dalibert. La cheffe des Femen conclut : « Et c’est pour toutes ces raisons que nos actions sont devenues attractives et lucratives pour les médias français. »
Finalement, est-ce en se mettant à nu que la vérité sur nos sociétés éclate ? Toujours est-il qu’Inna et ses amazones n’ont pas fini de découvrir leurs poitrines. « Le corps est un champ de bataille, et c’est sur ce terrain-là que nous devons agir », assure celle qui symbolise aujourd’hui une figure d’un féminisme radical assumé. Alors que son train entre en gare, et que son téléphone sonne pour la troisième fois, Inna livre un conseil universel pour toutes les femmes : « Faites l’expérience de votre corps : courez, sautez, tombez, égratignez-vous les genoux, dansez, faites l’amour. Et décidez vous-même quand votre corps est sexuel et quand il est politique. Moi, je retourne à ma lutte pour l’indépendance de l’Ukraine. » Sa voix se brise, ses yeux scintillent d’espoir. Une amazone 2.0 aux aguets pour la paix et la liberté des siens !…