111 en Chine, 62 en Birmanie, 40 en Russie… Des journalistes du monde entier croupissent derrières les barreaux politiques. Certains entrevoient encore une source de lumière : la liberté d’expression.
« Les journalistes emprisonnés doivent retrouver la liberté pour laquelle ils se sont tant battus. » Ces mots d’Anne Bocandé, directrice éditoriale de Reporters sans frontières (RSF), résonnent dans bien des têtes. Si en l’absence totale de nouvelles, les familles, les consœurs et confrères du monde entier ont dû se résoudre au doute permanent, les journalistes persistent à faire valoir la liberté d’expression depuis leur cellule.
Museler les journalistes ou les enfermer
Emprisonnée, Marina Zolotova l’est toujours. Alexandre Loukachenko, « le dernier dictacteur d’Europe », n’a aucune affection pour les médias. Tut.by en est un, il est le plus consulté de Biélorussie. Marina Zolotova était sa rédactrice en chef. Elle a documenté la vive répression du régime biélorusse après les élections controversées d’août 2020. Durant les manifestations, un jeune homme de 34 ans, connu pour être la première victime officielle, est tué par balle. Après une longue coupure, Internet revient, c’est le choc : les réseaux sociaux pullulent de vidéos montrant le meurtre du jeune homme, des actes de torture et des visages tuméfiés.
L’importance du travail de Tut.by est revendiqué par Kirill Voloshin, l’un des fondateurs du média en ligne : « On devait raconter ce qu’il se passait. On devait parler de la violence, de la torture, des emprisonnements. » Ces publications valent à Marina Zolotova et treize autres journalistes d’être arrêtés pour « évasion fiscale ». En mars 2023, la rédactrice en chef de Tut.by est condamnée à douze ans d’emprisonnement pour avoir appelé à des actions « visant à porter atteinte à la sécurité nationale » et pour « incitation à la haine ». Le droit de visite lui est refusé. Parallèlement, le premier média de Biélorussie, Tut.by a été supprimé. Il est remplacé par Zerkalo, un journal indépendant mis en ligne depuis la capitale ukrainienne. Son but est de mettre en lumière ces répressions et de faire vivre la liberté d’expression. Depuis le centre de détention de Volodarsky, Marina Zolotova continue d’espérer.
De Biélorussie à l’Iran, l’espoir traverse les frontières. Narges Mohammadi, lauréate du prix Nobel de la paix en 2023, en est la preuve. Journaliste et militante, elle a défendu la liberté de la presse et les droits des femmes dans un pays où négliger le port du voile mène à la mort. Représentante du mouvement « Femme, Vie, Liberté », elle a été condamnée à un an de prison supplémentaire en janvier 2024. Elle lançait, en mars dernier, un appel à « criminaliser l’apartheid du genre », dénonçant une « ségrégation systémique et institutionnalisée » à l’égard des femmes en Iran.
Robert Fico, président de la Slovaquie, va mieux. En mai 2024, il échappe à une tentative d’assassinat, son pronostic vital est alors engagé. Cinq mois plus tard, le réformiste a récupéré ses deux jambes… et son envie de réformer. « Notre ennemi, ce sont d’abord les médias hostiles », a‑t-il déclaré. La RTVS, la radiotélévision publique, a changé de visage. Calquée sur le modèle hongrois, les programmes sont devenus une succession de marchepieds pour le gouvernement slovène. Son directeur a été remercié, il pourrait être remplacé par le ministre de la Culture, qui a des doutes sur le fait que la Terre soit ronde. « La nouvelle rédactrice en chef veut normaliser nos relations avec le gouvernement », s’épanche Sona Weissova au journal Libération. Bientôt, elle quittera les locaux de la radiotélévision. D’ici là, elle recherche activement du travail. Sur les réseaux sociaux, nombre de journalistes ont été verbalement attaqués par des membres de la coalition. Le centre d’investigation Jan Kuciak, nom du journaliste assassiné en 2018, recense 48 attaques contre la profession entre janvier et début juillet 2024.
« Les réseaux sociaux sont des outils rêvés pour des dictateurs en puissance »
Cibles prisées des dictateurs, les journalistes ont souvent dû ruser pour échapper à la répression. L’avènement des réseaux sociaux a bouleversé les canaux d’information, au grand dam de Marie Ressa, première journaliste depuis 1935 à recevoir le prix Nobel de la paix. En 2021, la native des Philippines a été récompensée en raison de sa lutte contre la corruption, dont Rappler, le média en ligne qu’elle a créé en 2012, est le catalyseur. Lors d’une interview donnée à Society, Marie Ressa revient de manière chronologique sur les transformations du métier liées à l’essor de la technologie : « Avant, on choisissait ce qu’on regardait. Aujourd’hui, c’est l’algorithme qui vous correspond. Le changement a commencé vers 2014, quand les médias ont perdu la distribution de l’information au profit de la tech et des plateformes, qui cherchent à maximiser leurs profits. » Considérablement diminuée, l’attention des lecteurs s’est reposée sur la communication, au détriment de l’information. Les Philippines ont été le laboratoire de la violence envers les journalistes. Peu après son élection en 2016, le nouveau président philippin, Rodrigo Duterte, légitimait l’assassinat de « journalistes corrompus ».
Au cours de son mandat présidentiel, Rappler critique la sanglante politique de lutte contre la drogue, dont Rodrigo Duterte fait à tout prix son cheval de bataille. Le conflit entre les autorités et les dealers fait état de 8 000 morts, selon un bilan approximatif dressé par la police en 2020. La journaliste et son média ont fait l’objet de cinq accusations d’évasion fiscale de la part du gouvernement philippin, lui-même empoisonné par la corruption. En 2023, Marie Ressa est acquittée. « J’étais choquée par ce qui se passait, par le fait de recevoir 90 messages haineux par heure en moyenne », confie la journaliste. « Je me rappelle être allée en Californie et avoir dit devant une assemblée de la tech que cela allait arriver aussi aux Etats-Unis. Ça a pris un peu de temps, mais c’est arrivé », abonde-t-elle. Confondu dans cette croisade virtuelle, Facebook a dû supprimer 30 à 50 000 faux comptes. Peu à peu, les réseaux sociaux sont non seulement devenus un problème financier pour les organes de presse, mais ils ont aussi pris l’apparence de tribunal public, où la réputation d’un journaliste, selon son engagement ou ne serait-ce que selon l’identité – parfois controversée – de la personne qu’il interviewe, peut être brisée. Passée de CNN à Rappler, Marie Ressa voue une passion sans faille au métier qu’elle exerce depuis plus de 30 ans, mais son combat pour la liberté d’expression ne l’empêche pas pour autant de se confronter à la réalité du terrain : « Tous les indicateurs montrent que ces seize dernières années, la démocratie a décliné et les attaques contre les journalistes ont augmenté. »
Que reste-t-il de nos journalistes ?
Ils s’appellent Baraa Mais, Claudia Mio ou Christian Bofaya ; ils sont si nombreux que de piocher dans cette liste de 581 noms paraît être dénué de sens. Le journal Society en a redonné à travers une enquête de neuf mois. Avant l’impression du bimensuel, le nombre de journalistes emprisonnés était de 521. Parmi eux, on comptait 454 hommes et 67 femmes. 419 journalistes professionnels, 80 journalistes non professionnels et 22 collaborateurs avec des médias. Entre-temps, 60 noms se sont ajoutés à la liste.