La censure étatique et les repressions des médias indépendants en Russie prennent de l’ampleur depuis 2012. En réalité, l’asphyxie actuelle de la liberté d’expression est consentie par les Russes. Analyse.
De jure, le droit de recevoir, de partager, de publier et de créer l’information est garanti par la Constitution russe. De facto, la Russie est 155e sur 179 pays en matière de liberté de presse, selon le classement des Reporters sans frontières.
Ce constat n’a cessé de s’empirer depuis 20 dernières années. Il atteint son apogée avec l’invasion russe de l’Ukraine.
Aujourd’hui, ce que l’on voit en Russie s’appelle la « censure de guerre ». Paradoxalement, cela se traduit par une interdiction totale de l’utilisation du mot « guerre » dans le discours public, lorsqu’on parle de la situation en Ukraine. Celui ou celle qui ose prononcer ce terme, risque d’encourir une peine de 15 ans de prison. Pas de panique ! Le Big Brother a toujours une solution réconfortante pour ses frères et sœurs.
Au lieu d’appeler les choses par leur vrai nom, le gouvernement russe emploie des euphémismes comme « opération spéciale », afin d’effacer la réalité dans l’imaginaire collectif. Ce terme est désormais martelé par tous les médias officiels, accompagnée d’une phrase non moins « novlanguesque » : « tout se déroule comme prévu ».
Mais un mot dans la presse ne vaut rien sans image. Les accusations de nazisme envers l’Ukraine, l’affirmation de l’aide humanitaire fournie par les Russes et la promesse que les Ukrainiens accueillent leurs frères à bras ouverts sont toutes appuyées par de belles photos et vidéos, qui semblent confirmer la réalité, créée par le Kremlin.
Comment un simple téléspectateurpeut-il distinguer que nombre de ces cadres ont été coupés du contexte voire, très souvent, fabriqués à l’aide des acteurs ?
Ceci est quasi-impossible si l’on se base entièrement sur le contenu des médias étatiques.
Le génocide des médias indépendants
Butcha, Marioupol, Izioum. Le monde a été bouleversé par les images et les témoignages choquants, provenant de ces villes ukrainiennes. Ce qui aujourd’hui peut très clairement être qualifié de crimes de guerre n’est jamais passé devant les yeux d’un spectateur moyen, en Russie. En effet, ce sont les Ukrainiens qui tuent les leurs et jettent le blâme sur les soldats russes, qui « ne visent que les objets militaires ». Selon le Kremlin. Mais qu’en est-il des sources alternatives ?
Le 4 mars 2022, Vladimir Poutine a signé une loi qui criminalise le traitement médiatique compromettant l’information officielle des médias étatiques, en rapport avec le conflit.
Novaïa Gazetta, ayant survécu malgré les menaces incessantes et les assassinats de ses journalistes, a dû enfin lâcher sa plume. Son rédacteur en chef, Dmitri Mouratov, avait reçu le prix Nobel de la paix pour ses « efforts de sauvegarder la liberté d’expression », quelques mois avant la guerre. Attrapé par la censure métastasique, son journal, ainsi que la chaine Dozhd, la radio Echo Moscvi, le journal Redactsiya et toute un ensemble de sources indépendantes ont quitté les canaux officiels du pays, jusqu’à nouvel ordre.
Certains, comme Novaïa ont migré sur d’autres territoires, diffusant leurs contenus en ligne auprès des publics européens. Beaucoup de journalistes, dont notamment Yulia Latynina et Alexander Nevzorov, ont créé leurs propres chaines YouTube et podcasts. Pour ce faire, nombre d’entre eux se sont enfuis l’étranger. Selon les décomptes, quelques 150 journalistes locaux sont partis en exil après la signature de la loi liberticide, tandis que les réseaux sociaux ont fourni un véritable asile pour ces réfugiés médiatiques.
Mais même en dehors du contrôle étatique, le journalisme d’opposition auquel ont accès les Russes depuis leur pays, est obligé d’avertir son audience de son statut d’ « agent étranger ». Cette estampille de honte, retrouvable devant tout article publié dans ces médias, est une continuation de la campagne meurtrière de Poutine contre la pensée critique et alternative. Un massacre plutôt fécond.
La « zombification » de la population
Sur ce champ de bataille désormais désert, le dictateur russe a réussi à lever une armée de zombies – Z pour les siens – qui scandent à l’unisson la propagande gouvernementale.
« Tout n’est pas si clair, » ou encore « où étiez-vous pendant 8 ans, lorsque les populations russophones de Donbass subissaient des massacres par l’armée de Kiev ? » sont devenus des mantras des supporters du gouvernement. Les images horrifiques des violences commises par les soldats russes sont dénoncées comme des fakes.
Les « plus nuancés » qui se disent contre l’acte de la guerre en tant que tel, estiment la situation actuelle nécessaire, afin de « protéger la Russie contre les Américains et l’Occident, qui veulent nous détruire ». Même certains opposants de la guerre ne savent pas vraiment qui croire : « je suis tout à fait contre ce qui se passe, mais je pense que la vérité est quelque part au milieu [entre ce que disent les médias occidentaux et russes] ».
La complicité et l’aveuglement paraissent presque volontaires… car, quelque part, ils le sont. L’actuelle censure en Russie, n’est qu’une continuation d’une très longue histoire de repressions gouvernementales en matière de liberté d’expression. Cette histoire est celle des régimes politiques en Russie depuis 300 dernières années et celle des dictatures successives, nommées différemment dans les Constitution, mais n’étant que des reproductions l’une de l’autre à l’égard de la censure. Il existe en effet, une espèce de traumatisme générationnel au sein même de la population. « Cela ne me touche pas » est une phrase courante, édifice de la peur viscérale que la plupart des Russes ont n’ont seulement pour s’exprimer, mais même pour chercher la vérité. Finalement, le gouvernement a‑t-il grand-chose à faire, quand son peuple consent déjà à la répression de sa liberté d’expression ?
La mentalité n’est que la morphine, aidant à fermer les yeux sur cette maladie de la société. Or, seuls les Russes pourraient guérir leur « condition chronique » d’autocensure.