Au cœur de Barcelone, le Camp Nou n’est pas qu’un stade. C’est un temple, un miroir et parfois un cri. Ici, le football dépasse le cadre du jeu : il raconte une histoire, celle d’un peuple, d’une langue et d’un territoire. Le ballon ne roule pas seulement pour des victoires ou des trophées, il roule pour une idée, celle d’une catalogne fière, singulière, souvent rebelle.
« Le Barça joue un rôle fondamental dans la promotion de la culture catalane. C’est un acteur identitaire très important pour la Catalogne » explique Xavier Díez, sous-directeur du Mundo Deportivo. Depuis plus d’un siècle, le Futbol Club Barcelona est devenu bien plus qu’une institution sportive : il incarne la résistance culturelle catalane, une identité forgée dans les victoires comme dans les défaites, dans les tribunes autant que dans les soubresauts de l’histoire.
Un club né du peuple et pour le peuple
Fondé en 1899 par le Suisse Joan Gamper, le Barça s’est très tôt enraciné dans la société catalane. Là où le Real Madrid symbolise le pouvoir central et la capitale politique, le club « blaugrana » – bleu et grenat en catalan – a toujours porté la voix de la périphérie, de ceux qui revendiquaient une autre manière d’exister. « Depuis sa fondation, le Barça est lié à la politique, aussi bien en Catalogne qu’en Espagne. Symbole de l’identité catalane, il est devenu un outil diplomatique dès le début du XXe siècle », rappelle Xavier Díez. Sous la dictature franquiste, alors que parler catalan était réprimé, le stade du Barça devint l’un des rares lieux où la langue et les couleurs de la région pouvaient encore s’afficher. Le rouge et le jaune de la Senyera flottaient dans les tribunes comme des drapeaux de résistance. Ce symbole d’attachement au territoire eut un prix : le président Josep Sunyol, figure du nationalisme catalan, fut exécuté par les franquistes en 1936. De là naquit la devise « Més que un club », plus qu’un club, qui résume à elle seule la conviction que le Barça incarne la Catalogne dans tout ce qu’elle a de plus profond.

Le stade comme lieu de mémoire et de cohésion
Pour Jordi Delgado Mora, journaliste au Diario Sport, le Camp Nou n’est pas qu’un écrin de football : « C’est un sanctuaire collectif, un espace de cohésion où toutes les générations, toutes les classes sociales et toutes les origines se mélangent sans distinction. » Chaque victoire prend la forme d’une célébration populaire. Les soirs de triomphe, la foule converge vers la Font de Canaletas, sur la Rambla, pour communier autour de son club. « Cette tradition de Canaletas, c’est notre Madeleine de Proust collective, c’est l’histoire d’un peuple qui se retrouve autour de son club, génération après génération » confie Delgado Mora. Mais le lien entre football et identité ne se limite pas aux souvenirs. Le 1er octobre 2017, jour du référendum d’indépendance interdit par Madrid, le Barça devait affronter Las Palmas. Refusant de reporter la rencontre, la Ligue imposa un match sans spectateurs. « Ce jour-là, le silence du Camp Nou résonnait comme un cri » se remémore Delgado Mora. « Les joueurs ne voulaient pas jouer. Ils ont prit la parole, les larmes aux yeux, c’était un moment d’histoire, de douleur, mais aussi d’unité ».
Une identité en mouvement
Pour autant, le Barça d’aujourd’hui n’est plus celui des années sombres de la dictature. Mondialisé, transformé en marque planétaire, il doit désormais jongler entre son héritage catalan et ses ambitions globales. « Barcelone vit une sorte de schizophrénie, c’est une équipe universelle, mais qui doit continuer à vendre le discours nationaliste en Catalogne. Le Barça doit trouver un équilibre entre son identité catalane et ses ambitions mondiales, car une insistance excessive sur l’aspect politique pourrait nuire à son image sur certains marchés, en particulier en dehors de l’Europe », observe Gerardo Riquelme García, rédacteur en chef adjoint de Marca. Cette tension entre identité et mondialisation n’est pas nouvelle. Dès les années 2000, la « Dream Team » de Johan Cruyff, puis le Barça de Pep Guardiola, ont incarné une Catalogne triomphante à travers un football total, collectif et inventif. L’identité catalane s’exprimait alors moins par le discours que par le jeu : une philosophie enracinée dans la formation locale, celle de la Masia, où l’esprit de la communauté prime sur l’individualisme. Aujourd’hui encore, cette fierté s’incarne dans les figures modernes du club, comme Aitana Bonmatí ou Lamine Yamal qui revendiquent publiquement leurs attachements à la langue et à la culture catalanes. « Quand Aitana Bonmatí s’exprime en catalan lors du Ballon d’Or, c’est un acte symbolique immense, le monde entier voit que la Catalogne existe, qu’elle a sa langue et sa culture », souligne Jordi Delgado Mora.
Le Barça féminin comme nouveau visage de l’identité catalane à l’international
Longtemps restée dans l’ombre de son pendant masculin, la section féminine du FC Barcelone s’impose aujourd’hui comme une vitrine éclatante de la Catalogne moderne. En remportant plusieurs Ligues des champions, en remplissant le Camp Nou à guichets fermés et en devenant une référence mondiale du football féminin, le Barça féminin cristallise les ambitions d’un territoire qui, à travers le sport, affirme sa singularité et son ouverture au monde. « L’équipe féminine, depuis sa professionnalisation, a contribué de la même manière à l’identité catalane à l’échelle internationale. Le succès du Barça féminin produit les mêmes effets que celui du Barça masculin : il expose l’identité et les valeurs de la Catalogne dans le monde entier », explique Jordi Delgado Mora. Le Barça féminin illustre un catalanisme moderne, inclusif et égalitaire, fondé sur les valeurs d’excellence, de solidarité et de respect. Il devient un outil de soft power culturel, capable de diffuser la culture catalane par l’attractivité du sport. Les joueuses participent régulièrement à des campagnes sociales, qu’il s’agisse de défendre les droits des enfants ou de promouvoir l’égalité entre les sexes. En novembre 2023, la défenseure Irene Paredes a ainsi pris part à une campagne de la Fondation du club pour la Journée mondiale de l’enfance, appelant à la protection des plus jeunes et à l’accès universel à la santé et à l’éducation. « Le Barça féminin permet de faire connaître la Catalogne à des publics différents de ceux du football masculin », note encore Delgado Mora.« En affrontant des clubs nouveaux sur la scène internationale, il étend le rayonnement culturel de la Catalogne. »

Les penyes : un réseau mondial au service de l’identité catalane
Véritable colonne vertébrale du rayonnement international du FC Barcelone, les penyes ces clubs de supporters officiels à l’étranger, constituent un réseau culturel et identitaire unique au monde. Présentes dans plus de 120 pays et regroupées au sein de plus de 1 200 associations reconnues par le club, elles prolongent l’influence du Barça bien au-delà des frontières espagnoles. Ce lien ne se limite pas aux Catalans expatriés. Pour beaucoup de supporters étrangers, le Barça représente également une manière d’adopter et de faire vivre cette identité. C’est le cas d’Inès, 24 ans, membre de la Penya de Lyon, qui confie : « Le Barça, c’est une manière de véhiculer des valeurs et une identité. Je trouve ça dingue que, via un club, il y ait autant de personnes qui se sentent d’une identité alors qu’elles n’ont pas de liens avec. » Elle ajoute : « C’est plus fort que ça, c’est le seul club avec lequel j’ai senti cette connexion. C’est un club qui englobe tellement de choses au-delà du foot, quand je supporte le Barça j’ai l’im pression de supporter bien plus qu’une équipe. » Pour Inès, cette dimension identitaire reste profondément ancrée dans l’esprit des supporters : « Récemment, je suis allée voir Bruges-Barcelone et, dans le centre-ville, les supporters catalans étaient réunis, il y avait beaucoup de cris en lien avec l’indépendance. Pour moi, supporter le Barça, c’est aussi supporter toute une région. J’ai d’ailleurs décidé d’apprendre le catalan pour perpétuer cette langue. » Dans des métropoles comme New York, Buenos Aires, Tokyo ou Paris, ces penyes organisent régulièrement des rencontres culturelles, des projections, des débats ou encore des célébrations autour des traditions catalanes. Comme l’explique Xavier Díez, journaliste au Mundo Deportivo,« les Catalans vivant à l’étranger considèrent le Barça comme un lien essentiel avec leur terre natale, leur per mettant de maintenir un fort attachement à leur culture tout en étant loin de chez eux. » Ainsi, les penyes ne sont pas de simples clubs de fans, elles constituent les ambassades populaires du catalanisme, contribuant activement à la diffusion d’une identité régionale devenue universelle.

Le lien vivant entre langue, culture et appartenance
Au-delà du football, le Barça agit comme un relais culturel. Le club communique officiellement en catalan sur son site, dans ses conférences de presse et sur ses réseaux sociaux. Une manière de banaliser la langue et de la maintenir vivante. « Le Barça contribue activement à la diffusion du catalan, notamment auprès des jeunes générations », explique Delgado Mora. Même à l’étranger, la promotion de la Catalogne reste un objectif assumé : les tournées estivales sont l’occasion d’exposer la Senyera (drapeau catalan) et d’affirmer l’identité du club à l’international. « Quand les joueurs portent le brassard aux couleurs catalanes, ils rappellent simplement au monde : « nous sommes d’ici, et nous en sommes fiers ». Il ajoute : « Je crois que le Barça a beaucoup aidé à maintenir ces dernières années cette identité et cette culture catalane, parce que c’est un club mondialement connu, et je suis un peu fier que quelqu’un des États-Unis, de Thaïlande, puisse connaître le catalan et la Catalogne grâce au Barça. Parce que si ce n’était pas fait via le Barça, on ne saurait pas qu’on existe, on ne saurait pas que la Catalogne existe, on ne saurait pas qu’on a une langue propre, on ne saurait pas qu’on a une culture différente de l’espagnol, et tout ça, en partie, c’est grâce au Barça, grâce à cette globalisation qu’il y a eu dans les dernières années ». Cette fierté demeure le fil rouge de l’histoire blaugrana. « Aujourd’hui encore, le brassard de capitaine porte la Senyera, note Xavier Díez. Le club participe aux célébrations du 11 septembre, jour de la Catalogne. La ferveur politique n’est plus celle de 2017, mais le lien culturel reste intact. » Même au-delà des Pyrénées, le sentiment d’appartenance se perpétue. « Les Catalans expatriés voient le Barça comme un lien vital avec leur région d’origine, ajoute-t-il. C’est une manière de garder vivant un attachement à leur culture, même loin de chez eux. »
Le traitement médiatique du Barça en Espagne et à l’international
La manière dont le FC Barcelone est évoqué dans les médias façonne profondément la perception de son rôle identitaire, en Espagne ou au-delà. En Catalogne, les journaux sportifs comme Mundo Deportivo et Sport abordent régulièrement le Barça à travers un prisme culturel et politique. Ils insistent sur sa fonction de porte-voix d’une identité catalane forte, intime, parfois revendicative. À l’inverse, la presse madrilène, notamment Marca et AS, adopte une perspective centrée presque exclusivement sur les résultats, les performances individuelles et la rivalité historique avec le Real Madrid. Cette divergence médiatique reflète une fracture narrative profonde entre deux visions du club : l’une identitaire, l’autre strictement sportive. Xavier Díez résume parfaitement cet écart d’approche, symbole d’un pays où le football est omniprésent dans l’espace public : « La relation du Barça avec les médias dépend de la perspective à partir de laquelle on la regarde. Logiquement, les médias catalans sont majo ritairement favorables au club, tandis que les médias madrilènes sont plutôt anti-club, en raison du contraste sportif avec le Real Madrid. Ces journaux sont faits pour et par les supporteurs, l’Espagne vit pour le foot et en particulier pour ces deux clubs. Cette presse a toutes les raisons de surfer sur ces passions, les déchaîner, et continuer ainsi à bien gagner sa vie. »

Le FC Barcelone comme moteur de l’intégration sociale et culturelle
En Catalogne, le Barça joue un rôle essentiel dans l’intégration sociale et culturelle des populations. Le club est devenu au fil du temps un espace de rencontre où se mêlent classes sociales, origines et générations. Dans les tribunes du Camp Nou, comme désormais à Montjuïc, se côtoient aussi bien des familles catalanes de longue date que des supporters issus de l’immigration andalouse, maghrébine ou latino-américaine. Cette diversité est la conséquence d’une dynamique ancienne : dès les années 1950, le Barça a constitué un lieu de rassemblement pour les nouveaux arrivants, un point d’entrée privilégié dans la société catalane. À travers la Fundació FC Barcelona, le programme « FutbolNet » déployé dans plusieurs quartiers populaires utilise le football comme outil éducatif pour promouvoir l’égalité des chances et la solidarité. Pour Xavier Díez, cette capacité du Barça à rassembler et unir est l’un des piliers de son identité : « Le FC Barcelone a cette capacité unique d’intégrer les populations migrantes en leur offrant un symbole d’appartenance. Beaucoup de jeunes issus de l’immigration se sentent catalans à travers leur passion pour le club. » Ce rôle dépasse même le simple cadre régional : en encourageant l’apprentissage du catalan, en valorisant ses traditions et en incitant les joueurs étrangers à s’immerger dans la culture locale, le club prolonge sa mission identitaire. Cette intégration culturelle s’observe autant dans les programmes éducatifs que dans les actions humanitaires soutenues par d’anciens joueurs du club.
Un symbole universel, ancré dans un territoire
Mais c’est aussi là tout le paradoxe du Barça : un club mondial, mais profondément local. Sa force de séduction repose sur cette dualité, celle d’un football universel, enraciné dans une mémoire et une langue propre. Dans les travées du Camp Nou, on chante encore Visca el Barça i visca Catalunya. Ces mots résonnent comme un hymne, un pont entre passé et présent, entre sport et culture. « Le football est le miroir de la société, quand la politique s’apaise, le ballon respire. Quand les tensions montent, le terrain devient tribune » conclut Gerardo Riquelme. À l’heure où le club se reconstruit sportivement et structurellement, son rôle identitaire reste un pilier de sa légitimité. Les défis économiques et les ambitions internationales ne sauraient effacer ce qui fait du Barça un club unique : son enracinement dans la culture catalane. « C’est un acteur culturel avant d’être un acteur sportif », résume Xavier Díez. Tant qu’il y aura une Catalogne fière de son histoire, il y aura un Barça pour la représenter. Dans un monde où les clubs se fondent dans la globalisation, le Barça demeure une exception, une institution où chaque rencontre, chaque chant et chaque dra peau racontent un peuple. Ici, le football se joue autant sur la pelouse que dans le cœur des Catalans. « Més que un club », une devise, certes mais surtout, un destin.
Les dates clés du catalanisme au Barça
1899 : Fondation du FC Barcelone par Joan Gamper, rapidement adopté comme espace d’expression catalaniste.
1936 : Assassinat de Josep Sunyol, président du club et militant catalan.
1957 : Inauguration du Camp Nou, l’un des rares lieux où les couleurs et la langue catalanes subsistent sous la dictature.
1975 : Fin du franquisme : le Barça réaffirme publiquement son identité catalane.
1981 : Première apparition officielle de la Senyera sur un maillot du club.
2008 – 2012 : L’ère Guardiola exporte la culture catalane via un style de jeu admiré.
1er octobre 2017 : Match à huis clos pendant le référendum d’indépendance.
2020 – 2024 : Le Barça féminin s’impose en Europe et devient une nouvelle vitrine de la Catalogne.