Alors que l’Indonésie connaît depuis le mois d’août ses manifestations les plus violentes depuis plus de vingt ans, dans les campagnes de Lombok, rien ne semble troubler le rythme des rizières. À Tetebatu, le quotidien reste calme. Loin de Jakarta et de ses barricades, la colère des villes résonne à peine entre les collines et les rizières.
À plusieurs centaines de kilomètres de Jakarta, à Tetebatu, au centre de l’île de Lombok, la vie suit son cours. Dans les rizières, les cultivateurs travaillent dès l’aube, les pieds dans l’eau. Les buffles tirent les charrues, les jeunes repiquent les semis : tout semble indifférent à la colère qui gronde au loin, sur les trottoirs brûlants de la capitale. Ici, pas de slogan, pas de poing levé, pas de drapeau. Le seul bruit collectif, c’est celui du vent et des bottes frappées contre les planches de bois pour faire tomber les grains.

Une nation fracturée
Depuis plusieurs mois, l’Indonésie vit au rythme de manifestations parmi les plus importantes de son histoire récente. Tout a commencé avec une décision politique : la nouvelle allocation logement accordée aux parlementaires, près de 50 millions de roupies (2 600 euros), dans un pays où le salaire minimum est de quatre millions (210 euros). L’annonce, jugée indécente, a mis le feu aux poudres. Ensuite, la colère a explosé, alimentée par une vidéo virale montrant la mort d’Affan Kurniawan, un jeune chauffeur de moto-taxi écrasé par un véhicule de police. Rapidement, des émeutes se sont propagées à Surabaya, Makassar et Medan, entraînant la mort d’au moins une dizaine de personnes et de nombreux blessés, tandis que des bâtiments publics et privés ont été incendiés et pillés. Les images ont circulé partout sur les réseaux sociaux : des barricades, des cris, des drapeaux rouges et blancs mêlés à ceux de One Piece, symbole générationnel d’une jeunesse qui veut aimer son pays sans cautionner ceux qui le gouvernent. Le gouvernement, sous pression, a annoncé la suppression de l’allocation contestée et ouvert des enquêtes, tout en rappelant que certaines manifestations relèveraient selon lui de « la trahison et du terrorisme ».

À Tetebatu, la politique reste lointaine
« On entend des choses à la radio » dit Dani, soixante ans, cultivateur depuis toujours. Il lève la tête de son champ : « Mais à quoi servent ces manifestations ? » Il ne dit pas ça par résignation, mais comme un simple constat. À Tetebatu et dans une grande partie des zones rurales indonésiennes, la politique reste une affaire trop lointaine. La télévision grésille dans une pièce sombre de sa maisonnette qui lui sert à la fois de salon, de chambre et de lieu où suivre les nouvelles de Jakarta.
« Ici, pas de gouvernement,
moins de problème.
Enfin, les problèmes existent
mais on y est habitués »
Dani, agriculteur.
Parfois, il y capte une image de la capitale envahie, et puis retourne planter dans ses rizières. L’Indonésie compte plus de 17 000 îles et près de 280 millions d’habitants. Entre l’énorme densité urbaine de Java et la lenteur agricole des Petites Îles de la Sonde, c’est presque un autre pays. Là où les villes étouffent, les campagnes respirent encore — mais d’un souffle court, discret, suspendu au prix du riz et aux caprices du climat.
Le quotidien avant tout
« Ici, pas de manifestations. Nous n’avons pas le temps pour ça » explique Niki, fils d’un cultivateur du village. « Pas beaucoup de débit internet, pas de gouvernement, moins de problème. Enfin, les problèmes existent mais on y est habitués. » Le village n’est ni apathique ni indifférent : il survit selon une logique ancienne où chaque geste compte et où la solidarité se fait au travers du travail quotidien plutôt que par les slogans ou les pancartes. Selon les données de l’île, près de 85 % de la population de Lombok dépend encore directement de la culture du riz, selon les données locales. Les champs sont cultivés à la main, parfois avec l’aide de buffles. La mécanisation reste rare et coûteuse. La journée commence avant l’aube et se termine après le coucher du soleil, rythmée par les gestes répétitifs et précis nécessaires à la survie. Les préoccupations sont concrètes : la pluie, la santé des animaux, le prix du riz, l’école des enfants. La politique, elle, reste abstraite, lointaine.

Le contraste d’un même pays
Dans les grandes villes, la tension ne faiblit pas. Le mouvement s’est rapidement transformé en une critique du pouvoir plus large. Selon Coline Laroche, analyste à l’IRIS et spécialiste de l’Indonésie, ces manifestations traduisent « une frustration accumulée depuis des années, nourrie par les inégalités économiques, la corruption et le sentiment d’un retour à un autoritarisme voilé ». Le président Prabowo Subianto, ancien général au passé controversé, a récemment renforcé le rôle de l’armée dans la gestion civile et multiplié les signaux de fermeté. Amnesty International dénonce des « arrestations arbitraires » et un recours « excessif » à la force. Sur les réseaux sociaux, le hashtag #BubarkanDPR — « dissoudre le Parlement » — continue de circuler.

Mais à Tetebatu, personne ne tweete, la 4G n’arrive parfois qu’en fin d’après-midi, avec le vent… C’est alors l’occasion pour les jeunes de regarder TikTok, où défilent les images de rues en flammes, reflets d’un monde qu’ils observent sans vraiment y appartenir. « Bien sûr que je les soutiens » finit par dire Niki. « Même si ici on ne peut pas faire pareil. Ils nous représentent. » Il dit ça calmement, les pieds dans la boue, une poignée de semis dans la main. Il sait que sa vie ne changera pas demain. Mais il regarde les vidéos, il comprend ce que les autres réclament : un avenir plus juste, une écoute, une possibilité de départ. Entre deux sillons, Dani secoue la tête. Il se souvient de 1998, de la chute de Suharto et des promesses de démocratie. « On pensait que tout allait changer » dit-il. « Mais ici, tout est toujours pareil. » Il reprend son travail. Le village vit toujours au même rythme : les enfants rentrent de l’école, les scooters circulent entre les rizières. Rien ne laisse deviner la crise politique qui secoue le pays. À quelques centaines de kilomètres, à Jakarta, le gouvernement parle de « terrorisme », l’armée patrouille et les étudiants continuent de manifester. Ici, à Lombok, la vie continue, loin du tumulte de la capitale.

Comment se fait la récolte ?
À Tetebatu, la récolte du riz se fait encore à la main. Les agriculteurs travaillent en groupe, souvent en famille, pour accélérer le battage. Une fois les tiges coupées, elles sont rassemblées en gerbes et frappées sur des planches de bois afin d’en détacher les grains. Les femmes et les hommes se relaient, protégés du soleil par de larges chapeaux et des foulards. Au sol, une bâche permet de récupérer les grains. Autour, d’autres trient, balayent ou regroupent les épis restants. Cette méthode, physique et répétitive, rythme la saison de la récolte et témoigne d’un savoir-faire transmis à travers les générations, loin de la mécanisation encore rare.