Des enfants ukrainiens déportés jusqu’en Sibérie et adoptés par des familles russes, des kidnappings de masse visant à « russifier » la jeune génération… C’est une autre facette cruelle de la guerre que mène Moscou contre son voisin. Décryptage.
« Ils m’ont frappé, forcé à apprendre le russe et une nouvelle Histoire… Ils m’ont même promis d’obtenir un appartement gratuitement dans les montagnes de l’Oural à mes 18 ans si j’adoptais la nationalité russe ! », confie Nastya, la voix chevrotante sous l’émotion. Ce 8 février, avec courage, lors d’une table ronde organisée par l’ambassade des États-Unis à Kiev, et retransmise sur Twitter, la jeune adolescente décide de briser le silence.
Nastya a 15 ans. Il y a un an, au début de la guerre en Ukraine, elle tente de fuir l’est du pays avec sa famille. Lors d’un barrage de sécurité, elle est séparée des siens. Et le cauchemar ne fait que commencer. Nastya est rapidement déportée dans un camp de « filtration » en Crimée, péninsule annexée par la Russie en 2014. Puis, entourée d’une vingtaine d’autres enfants, elle rejoint Kherson, dans les territoires ukrainiens occupés par l’armée russe. « Les soldats disaient que leur mission était de nous dénazifier, parfois par la force… », se souvient-elle, avec douleur.
Au moins 16 000 enfants ukrainiens déportés en Russie
Il y a un mois, son cauchemar prend fin : sa mère après l’avoir cherchée durant des mois finit par la retrouver grâce aux réseaux sociaux. L’ONG Save Ukraine vient alors à la rescousse de l’adolescente. Mais beaucoup ne partagent pas la chance de Nastya : au moins 16 000 enfants ukrainiens auraient été déportés en Russie ou dans les territoires occupés par les forces russes, d’après le gouvernement ukrainien.
Certains sont volés à leurs parents à des barrages de sécurité… D’autres sont enlevés dans des maternités, des orphelinats ou encore dans des centres sociaux d’aide à l’enfance. Un phénomène qui n’est pas récent : ces kidnappings ont commencé en 2014 après l’annexion de la Crimée et les premiers combats dans le Donbass. Mais ils se sont amplifiés depuis l’invasion du reste du pays l’an dernier.
Des colonies de vacances sans date de retour…
Dans la région de Kharkiv, Youri et Tatiana n’ont plus aucune nouvelle de leur fille depuis six mois. Fin août, Polina, 9 ans, est partie, dans une colonie de vacances au bord de la mer noire, avec treize autres enfants. Ce voyage avait été organisé par la mairie pro-russe, alors que le village était bombardé. « On a accepté pour que notre fille soit en sécurité. Un enfant était mort dans notre rue. Une femme aussi. On pensait bien faire », explique Tatiana, dans le documentaire réalisé par les équipes de Ligne Rouge, « Russie : les enfants volés d’Ukraine ».
Polina aurait dû rentrer mi-septembre, mais avec le village repris par les forces ukrainiennes, la frontière russe s’est refermée sur la famille. La mairie n’a jamais communiqué l’adresse du camp ou même donné un numéro de téléphone. Quelques maisons plus loin, Natalia vit le même drame. Elle aussi a envoyé sa fille, Karina, 13 ans, dans ce même camp de vacances. Et elle craint que les Russes refusent désormais de lui rendre son enfant.
« Je sais qu’ils donnent des papiers russes aux familles ukrainiennes pour rester. On leur dit que l’Ukraine ne les veut plus. On leur propose des logements. Mais je sais que si j’y vais, je ne pourrai jamais revenir avec ma fille. Je ne peux pas lui parler. Je ne peux pas l’appeler. J’ai peur qu’elle pense qu’on l’abandonne », pleure Natalia, toujours dans le même documentaire.
58 enfants ukrainiens enlevés à Kherson puis adoptés en Sibérie
De l’angoisse et un sentiment de culpabilité pour ces parents… Et malheureusement, ces kidnappings de masse ne sont pas isolés. À Kherson, les soldats russes traquent quotidiennement les enfants ukrainiens. Début février, 58 enfants issus d’un institut d’aide sociale à l’enfance ont été raflés alors qu’ils se cachaient dans une des églises de la ville depuis le début du conflit. Sous la pression des soldats russes, le pasteur Pavlo Smoliakov a cédé et organisé en deux jours le transfert des enfants.
« Un Russe a débarqué et il m’a dit qu’il était chargé de mission humanitaire pour le Kremlin. Il cherchait les enfants. Il était accompagné d’une dizaine de soldats. Tous étaient armés. Au début, les enfants ont été envoyés dans un camp, mais juste avant la libération de la ville par les forces ukrainiennes, ils ont été déportés en Crimée, sans la moindre autorisation officielle », explique le pasteur aux journalistes de l’émission Ligne Rouge.
Ces enfants, âgés de quatre mois à quatre ans, ont été adoptés en Sibérie d’après des images de la propagande russe. Pour Lesia Zaburanna, députée ukrainienne, la stratégie du Kremlin est précise : « kidnapper des enfants puis leur laver le cerveau », écrit-elle sur son compte Twitter. Elle ajoute : « S’ils sont adolescents, ils leur donnent des armes en les manipulant pour qu’ils se battent du côté russe, et leur octroient la nationalité russe. Les plus jeunes quant-à-eux sont adoptés. » Parfois, les familles candidates bénéficient même d’une compensation financière pour cette adoption…
Ces enlèvements sont « une campagne d’État » de Poutine
Pour Mykola Kuleba, président de l’ONG Save Ukraine, ces enlèvements sont une « campagne d’État » du Président Poutine. Pour preuve : en mai 2022, le chef du Kremlin a promulgué un décret présidentiel facilitant la naturalisation de ces mineurs ukrainiens. Toujours selon le président de l’ONG : « pour chaque soldat russe tué, sept ou huit enfants ukrainiens doivent être déportés et rééduqués. »
La propagande russe est en marche : Moscou raconte à ses citoyens que la nation sauve les enfants ukrainiens des nazis. « Au plus haut niveau de l’État russe, on met en avant cette politique. On prend les enfants parce qu’on ne veut pas qu’ils restent ukrainiens, mais qu’ils deviennent russes. On va les adopter de façon rapide et leur donner une identité nouvelle qui correspondra à la bonne identité slave russe », commente Emmanuel Daoud, avocat de l’association Pour l’Ukraine, leur liberté et la nôtre.
Vladimir Poutine a trouvé sa figure de proue pour orchestrer ces rapts d’enfants. Elle s’appelle Maria Lviva-Belova. Elle est commissaire russe aux droits de l’enfant et égérie conservatrice du régime. Elle a elle-même accueilli dans son foyer un garçon kidnappé à Marioupol. Sur son compte Télégram, les vidéos de propagande se succèdent. Les enfants sont débarqués en Russie à bord de bus, de trains et d’avions. Puis accueillis par leur nouvelle famille à grand renfort de larmes de joie et de ballons.
Violation des lois internationales, « crime contre l’humanité », et « génocide »
Toutes les lois internationales en vigueur sont violées, ce qui n’a pas l’air de déranger le Kremlin. Il y a quelques mois, à la télévision russe, Maria Lviva-Belova interrogeait le président Poutine sur « les détails légaux concernant ces enfants ukrainiens ». Le chef du Kremlin répondait alors que « dans ces circonstances exceptionnelles, il ne fallait pas penser aux lenteurs bureaucratiques, mais plutôt aux intérêts des enfants. »
Dans un rapport publié l’an dernier, Amnesty International alertait déjà sur ces déportations d’enfants ukrainiens, qualifiées de « crime contre l’humanité ». De son côté, en décembre dernier, l’association française Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre, a déposé un recours auprès de la Cour pénale Internationale (CPI), demandant une enquête pour « génocide ».