Ce qui ne devait être qu’une querelle feutrée entre intellectuels est devenu un duel public entre deux des plus hauts gardiens de la langue espagnole. Les directeurs de l’Institut Cervantes et de l’Académie royale espagnole incarnent deux visions inconciliables : celle d’une langue vivante et militante, contre celle d’un patrimoine à sanctuariser.
Madrid bruisse de cette rumeur singulière : la langue de Don Quichotte, censée unir les mondes, divise désormais ceux qui la défendent. Tout a commencé le 9 octobre, lors d’un petit déjeuner de presse consacré au Congrès international de la langue espagnole. Luis García Montero, poète et directeur de l’Institut Cervantes, s’autorise une pique inhabituelle contre son homologue de la Real Academia Española (RAE) :
« L’Académie est aujourd’hui entre les mains d’un professeur de droit administratif, habitué à traiter avec des multinationales depuis son cabinet. Cela crée, personnellement, une certaine distance. » Quelques heures plus tard, la RAE répliquait par un communiqué indigné, dénonçant des propos « malheureux et inopportuns ». Depuis, les deux institutions se toisent à distance, leurs visions du castillan plus éloignées que jamais.
Deux hommes, deux mondes
Derrière l’affrontement, deux sensibilités s’opposent. Luis García Montero, 66 ans, professeur de littérature à l’université de Grenade, poète, veuf de la romancière Almudena Grandes, revendique un espagnol ouvert, social, inclusif. Sous sa direction, l’Institut Cervantes, bras culturel du ministère espagnol des affaires étrangères, promeut la pluralité linguistique du pays, du catalan au galicien.
Face à lui, Santiago Muñoz Machado, 76 ans, juriste éminent, rompu aux logiques institutionnelles et économiques. À son arrivée à la RAE en 2018, l’institution fondée en 1713 était au bord du gouffre financier. Il a alors fait appel au mécénat privé et tissé des liens étroits avec les grandes entreprises espagnoles pour sauver l’Académie.
Une modernisation que certains jugent salutaire, d’autres inquiétante.
« Ce n’est pas qu’une dispute d’ego, c’est une divergence de fond, analyse Carmen Rodríguez, professeure d’espagnol. Montero défend une langue qui bouge avec le monde, Machado une langue qui résiste au monde. Ce sont deux amours de l’espagnol, mais deux amours qui se boudent. »
Une langue entre tradition et pouvoir
Derrière cette joute, c’est la place de l’espagnol dans le monde qui se joue. Avec 520 millions de locuteurs natifs, c’est aujourd’hui la troisième langue la plus parlée de la planète, derrière le mandarin et le hindi. Mais cette vitalité s’accompagne d’une tension permanente entre son unité et sa diversité : comment concilier l’espagnol de Madrid, celui de Buenos Aires, et celui de Mexico, sans que l’un domine les autres ?
Luis García Montero plaide pour une diplomatie linguistique assumée, ouverte aux variantes latino-américaines et aux enjeux contemporains. Il n’a pas hésité, par exemple, à critiquer la décision de Donald Trump de faire de l’anglais la langue officielle des États-Unis, dénonçant une atteinte aux droits linguistiques des 68 millions d’Hispaniques vivant sur le sol américain.
Santiago Muñoz Machado, lui, prône une neutralité absolue. Pour lui, la langue ne doit pas être un instrument politique. « Personne n’a jamais songé à soumettre la grammaire aux décrets d’un gouvernement », a‑t-il lancé lors de l’ouverture de l’année académique de la RAE.
Quand les lettres s’en mêlent
La querelle a pris un tour plus personnel lorsque l’écrivain Arturo Pérez-Reverte, membre influent de la RAE, a pris publiquement la défense de son président sur X, qualifiant l’Institut Cervantes d’« instrument politisé » et son directeur de « médiocre ». Quelques jours plus tard, Juan Luis Cebrián, ancien patron du journal El País, enfonçait le clou dans une tribune : « Face à l’arbitraire du pouvoir, la RAE demeure incorruptible. »
Pour l’instant, Luis García Montero tente de calmer le jeu. Lors de la présentation du rapport annuel de l’Institut Cervantes, le 28 octobre, il a assuré « n’avoir rompu aucun pont » avec la RAE, avant de glisser, non sans ironie : « L’académie s’est vexée parce que j’ai dit que je préférais un directeur philologue. »
Un conflit qui dépasse les cénacles madrilènes
Pour beaucoup d’Espagnols, cette friction entre élites savantes semble bien lointaine. Pourtant, elle reflète des fractures bien réelles dans la société : entre conservatisme et ouverture, entre centralisme castillan et reconnaissance des périphéries linguistiques.
« En Espagne, la langue, c’est une question de pouvoir, pas seulement de grammaire », observe Lucía Ramos, étudiante sévillane en Erasmus à Lille. « À la fac, on nous apprend à aimer toutes les formes d’espagnol, mais certains continuent de penser que le castillan de Madrid doit servir de modèle. Ce snobisme doit cesser. »