Le 13 octobre, six gardiens de la maison d’arrêt de Lille-Sequedin ont comparu devant le tribunal correctionnel pour des faits de violence en réunion sur un détenu. Lorsque le collectif chahute l’individualité pour questionner la condition humaine… Et exposer au grand jour les dysfonctionnements du système pénitentiaire français. Récit.
Les portiques de sécurité bruissent. Et sonnent les douze coups. Ce jeudi 13 octobre, au Tribunal de Grande Instance de Lille, la foule se presse. Il y a les espoirs. Il y a les angoisses. Et les curieux. Ce jour-là, tous s’amassent dans la chambre correctionnelle numéro 8. Les nombreux projecteurs sont braqués sur les amis, les parents, les épouses apeurées, les journalistes et quelques étudiants en droit. Devant eux, un théâtre étincelant cette fois-ci fait de bois clair. Devant eux, l’effervescence monte. Devant eux, le ballet des acteurs en robe noire étouffe le trac.
14h. Et sonnent les trois derniers coups. « Le président, levez-vous ». Lever de rideaux, les protagonistes se mettent en place. Au centre, trois juges – le fameux président et ses deux assesseurs – à leur gauche, la procureure de la République. Face à elle, la greffière.
14h20. La première partie du spectacle se clôt. Un homme a prêté serment devant la Chambre pour devenir inspecteur des impôts. Et par manque de temps, le premier procès est renvoyé en avril. Certains quittent la salle. D’autres murmurent. C’est l’instant de tous les tourments.
Procès et comédie humaine à la chambre correctionnelle
Puis le président annonce la dernière audience. Six surveillants pénitentiaires de la maison d’arrêt de Lille-Sequedin sont poursuivis pour des faits présumés de « violences en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique ». Chacun leur tour, leurs noms sont égrenés. Puis ils rejoignent le banc des accusés. Au-delà de leur identité, tous portent une émotion bien précise. Le premier est comme étourdi d’être là. Le second, les yeux injectés, noyé dans son sweat blanc, fait trembler le banc du public avec sa détresse. Le troisième est un colosse au regard larmoyant. Le quatrième embrasse sa femme avant de rejoindre les autres. Le cinquième semble étouffer dans son costume sombre. Enfin, le sixième, le chef d’équipe, « le gradé » comme tous l’appellent, rejoint la mêlée des accusés, les yeux continuellement fixés au parquet.
Puis, la pièce manquante fait son entrée, escortée par trois agents de la PREJ (pôle de rattachement des extractions judiciaires). Hier et demain considéré comme un détenu condamné pour trafic de stupéfiants, mais pour quelques heures baptisé la « victime ». Blond vénitien, yeux clairs et Lorrain annoncera-t-il clairement quelques instants plus tard. Il balaie longuement du regard la Chambre et son public, fier d’être au centre de l’intrigue. Tous sont en place, le prologue peut débuter.
Prologue : rappel des faits
14h25. Le président rappelle les faits. Retour 10 mois plus tôt, le 3 janvier 2022, derrière les barbelés de la prison de Lille-Sequedin. À 22h20, les surveillants sont appelés pour un différend dans la cellule B241. C’est le co-détenu de la « victime » qui les a alertés, car il se « sentait menacé ». Mais déjà, une ombre s’immisce dans le récit. Lors d’une seconde audition, ce dernier a rectifié sa déclaration annonçant que l’individu « pétait plutôt les plombs ».
D’après les témoignages des gardiens, la « victime » se trouvait alors complètement nue, sous la douche, une poêle en main. Certains ont assuré que le co-détenu, était tapi au fond de la cellule et armé d’un manche à balai. Tous ont confirmé que dans un premier temps, la « victime » était coopérative, sans aucune animosité. Elle a accepté de déposer la poêle. Mais d’un coup, tout aurait déraillé. Elle aurait aspergé d’eau les surveillants. Cette même eau qui inondait déjà, paraît-il, la coursive. La « victime » les aurait outragés, menacés, insultés… Il aurait refusé de sortir de la douche et de s’habiller. De tout ceci, on ignore la vérité, on ignore ce qui s’est réellement passé dans ces neuf mètres carrés. Paroles contre parole… L’ombre persiste.
Mais la suite des évènements, partiellement on la connaît, on peut même la contempler. À l’appui, un montage de plus de 20 minutes de vidéo-surveillance de ce jour-là. Retour au présent. Le président annonce leur diffusion, l’audience frémit. Et dans un même mouvement, les prévenus baissent la tête.
Interlude : 20 minutes de vidéo-surveillance et de violences
15h. Sur les bandes, on voit bien huit surveillants s’apprêter à pénétrer dans la fameuse cellule B241, après avoir regardé à l’œilleton et écouté à la porte. Puis, il y a la scène figée de l’intérieur et son mystère. Les gardiens décident alors de conduire le « détenu récalcitrant » au quartier disciplinaire. Ils le projettent sur le sol de la coursive tout en tentant de le menotter durant de longues minutes. Toujours nu, mais enfin maîtrisé et debout, un des agents lui assène une claque derrière la tête. Et la « victime » retombe par terre.
Parmi les huit, deux femmes s’éloignent de la meute pour anticiper l’ouverture des portes jusqu’au mitard. Ces dernières ne comparaissent pas devant la Chambre : le parquet à l’issue de leur audition n’a pas engagé de poursuites judiciaires contre elles. Se joue alors une longue scène à sept, avec au centre la victime et les coups. Le président les compte, et les précise au fil de la bande vidéo. Quelques coups au visage, un genou bloquant le cou du détenu, un coup avec la main, un coup de genou dans les côtes… Puis du mouvement, encore et violent. Le détenu est trainé au sol, toujours nu, face contre terre, sur quelques mètres. Ses bras menottés dans le dos. Et relevé par ces mêmes menottes, de force, pour descendre les escaliers. Encore des coups. Encore. À demi conscient, à demi passif, agressif quelquefois… Mais toujours tiré par les bracelets de fer. Et la plupart du temps les pieds de la « victimes » raclent le sol. Tout est trouble.
À Sequedin, pour atteindre le quartier disciplinaire, il faut traverser une cour extérieure. Il fait à peine quelques degrés et il a plu, ce soir-là. Cela ne les arrête pas. Et les pieds nus de la « victime » raclent alors cette fois-ci le béton humide. Une nouvelle averse de coups, semble-t-il. La fin du périple est proche. Dans le dernier escalier, un des surveillants fixe son regard sur la caméra, semble-t-il. Puis se tourne et parle à ses collègues. Après cela, les quatre agents soulèvent totalement la victime. Plus de 20 minutes se sont écoulées depuis le début de l’intervention. Le détenu est placé au mitard, toujours nu, et les six surveillants quittent les lieux.
Acte I : pour la défense, c’est « l’effet tunnel »
15h30. Le président interpelle les six prévenus, âgés de 30 à 44 ans et aux carrures imposantes : « Avez-vous une déclaration à faire ? ». Les uns après les autres bafouillent et se paraphrasent : « J’aurais voulu que ça se passe autrement », « ça n’aurait pas dû se passer comme ça », « ça aurait pu se passer différemment. » Place alors à l’acte I de ce procès. Durant plusieurs heures, les six prévenus se succèdent à la barre. Interrogés par le président, par l’avocat de la partie civile, par la procureure de la République, puis par leur propre avocat, tous sont en apnée. Tous plaident pour leur défense : « l’effet tunnel. »
« On était dans un état de stress et de fatigue », dit l’un. Un autre ajoute, « on se concentrait juste sur l’objectif : le mitard. » Un troisième complète : « Dans cette intervention, il y avait un risque pour les surveillants et pour les détenus. L’effet tunnel est un mécanisme pour résister à cet état de détresse. » Les avocats de la défense sont unanimes, ce 3 janvier-là, la prison de Lille-Sequedin était agitée. Et les agents pénitentiaires dépassés. « 162% de taux de surpopulation. Ce soir-là, ils étaient 14 surveillants pour 854 détenus… Il y avait du tapage sur la coursive. Leur but était d’agir vite, pris au piège dans cet effet tunnel », plaide une équilibriste.
« 162% de taux de surpopulation. Ce soir-là, ils étaient 14 surveillants pour 854 détenus… »
« Oui, il y a eu de la violence. Mais tout ne dépendait pas d’eux ! »
Dans un mouvement de manche, un confrères ajoute : « Vous ne pouvez pas les mettre en cause pour les carences de la direction. Oui, il y a eu de la violence. Mais tout ne dépendait pas d’eux. » Car oui, avant d’agir, le « gradé » a prévenu la sous-directrice d’astreinte cette nuit-là. « Cette dernière est venue en pyjama » précisent tour à tour les prévenus, « mais elle n’est pas allée voir le détenu au mitard, alors qu’elle aurait dû. » La sous-directrice demande seulement à l’équipe de rédiger un compte rendu d’incident pour tout le groupe. Nouvelle erreur : pour être dans les clous, ils auraient dû en rédiger un chacun.
Un des six explique alors que la « victime » « n’a été vue que le lendemain matin par un autre sous-directeur de Sequedin ». Ce dernier appelle le médecin de la détention, qui ne soigne ni les plaies ni les hématomes, mais le fait interner sans son avis pour des soins psychiatriques, à l’unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA). Il y reste 48 heures. Le lendemain, il passe devant un conseil disciplinaire et est sanctionné de 25 jours supplémentaires au mitard. « La direction félicite les agents pour leur professionnalisme et sang-froid lors de cette intervention. Preuve à l’appui avec ces courriers de louanges. Avait-elle vu les vidéos ? Normalement, oui ! », conclut un avocat de la défense.
« La direction félicite les agents pour leur professionnalisme et sang-froid lors de cette intervention. »
Acte II : Omerta et « Banalisation de la violence » prône la partie civile
Au tour de la victime de faire face à la barre. Acte II. « Je remercie la cour de m’écouter enfin », débute-t-il tel un tragédien. Il raconte « l’état lamentable » dans lequel il se trouvait après l’intervention. Il raconte n’avoir vu un médecin qu’une semaine plus tard. Le bilan demeure sérieux : 7 jours d’ITT pour de nombreux oedèmes, hématomes, et plaies purulentes. Hanches, épaules, poignets, dos, genoux et ses pieds… « 15 jours plus tard, lorsque je me suis présenté devant mon juge d’instruction, elle m’a demandé si un un camion m’était passé dessus », se souvient la « victime ». Et c’est ce même juge qui demande l’ouverture d’une enquête au Parquet.
« Les surveillants sont connus pour être violents à Sequedin, lance le Lorrain, en 2019, il y en a un qui a cassé le bras d’un détenu. Ils aiment nous faire faire l’avion. » Et l’homme tente de mimer la position : bras tendu vers l’arrière et suspendus par les bracelets de fer jusqu’à ce que les pieds ne touchent plus le sol… Ce mouvement acrobatique dévoile les poignets de la « victime ». « Dix mois après les faits, regardez, ces marques, ces entailles à cause des menottes qu’il me reste ! », hurle-t-il. Et un frisson parcourt l’audience.
19h. Tous ont présenté leur vérité. Le président semble atterré. Suspension d’audience. Dix minutes de liberté.
19h10. Le président sonne la reprise avec les profils de personnalité des prévenus. La justice prône l’indiscrétion. Tous ont des enfants, parfois une épouse ou un crédit. Tous sont surveillants pénitentiaires depuis de nombreuses années. Quatre d’entre eux auraient des consommations d’alcool « occasionnelles ». Le président insiste sur ce dernier point : « N’avez-vous pas besoin de soins ? ». La procureure saisit la balle en plein vol : « Une consommation festive ne veut rien dire, elle peut s’avérer aussi massive. » Une belle occasion pour la partie civile qui s’empresse de reprendre une des déclarations du co-détenu de la « victime ». Il aurait assuré que « peut-être certains gardiens étaient alcoolisés au moment des faits. » La défense fulmine.
Légitime défense ou violences en réunion ?
19h20. Les plaidoiries finales sont annoncées. La partie civile entame l’ultime confrontation. Elle appelle à « mettre la lumière sur une ombre » et à abolir « la chape de plomb » sur les violences carcérales. « En 2019, l’Observatoire International des Prisons aurait reçu plus de 250 signalements de violences du personnel sur les détenus », alerte l’avocat de la « victime ». Puis, il s’empresse de citer le code pénitentiaire et de questionner leur déontologie, l’individualité, mais aussi les risques du collectif : « Où est la légitime défense ici ? N’est-elle pas disproportionnée ? Et huit contre un, est-ce loyal ? Aucun des huit n’a pensé un seul instant à dire “stop“ ? N’est-ce pas la définition des violences en réunion ? »
« En 2019, l’Observatoire International des Prisons aurait reçu plus de 250 signalements de violences du personnel sur les détenus »
La première sentence tombe. L’avocat de la « victime » réclame un renvoi du dossier devant le tribunal civil avec une expertise médicale pour aboutir à une demande chiffrée et précise d’indemnités. Pour aujourd’hui, pour cette chambre, un autre souhait est formulé : « une compensation ridicule de 3.000 euros, soit 500 euros par agent. » Soulagés, les prévenus expirent.
Acte III : La procureur de la République appelle à une peine d’exemple
19h50. Sur son perchoir, la procureure de la République se lève et entame l’acte III : « Aujourd’hui, il est question de la légitimité de la violence étatique. Ce que vous avez vu, on ne le fait même pas à un animal ! » À demi-mot, elle reconnait les défaillances du système pénitentiaire, le manque de formation des surveillants, la précarité ou encore l’absence de moyens, « à l’instar des hôpitaux publics ». Mais elle insiste sur la « mission de ce service public » à laquelle ils ont choisi de se vouer : « Le travail d’un surveillant pénitentiaire est de donner un sens à la peine et non de banaliser la violence. »
La plaidoirie est concise, mais virulente. « Une peine d’exemple, qui doit faire date, au-delà de Lille-Sequedin », demande-t-elle. Les prévenus l’ont compris, ils n’y échapperont pas. Leurs yeux s’accrochent au parquet. Les épouses dans le public retiennent leur souffle. La seconde sentence tombe : six mois de prison ferme pour les cinq premiers, avec possibilité de port du bracelet électronique. Huit mois pour le « gradé ». Et pour tous, l’interdiction d’exercer toute fonction publique. À vie.
Acte IV : délibéré et verdict en novembre prochain
20h15. La dramaturgie est loin d’être finie. Ils sont six. Six gladiateurs qui entrent dans l’arène pour questionner la condition humaine. À chacun une trentaine de minutes avant que les dés ne soient jetés. La rhétorique est tonitruante. Souvent, elle frappe l’affect. Mais la plupart du temps, une réalité qui dépasse notre nomenclature. « Ils vont payer pour un système, pour une administration pénitentiaire malade », plaide un justicier. On réfute le collectif, on impose l’individu. « Est-ce eux le naufrage ? Eux qui tiennent dans des conditions intenables ? », se révolte un autre avocat de la défense. On explique l’effet de masse, son poids, sa violence, sa puissance et son impuissance. On revendique la dissociation de l’être face à une situation angoissante et face aux autres. On crache sur les administrés, les absents du procès. On expose les déficiences, les insuffisances, les incompréhensions. On reconnait la violence. On accepte une peine. Mais on questionne la responsabilité. Les robes noires virevoltent. De part et d’autre des deux bancs, un instant, les victimes se confondent.
23h50. La décision est mise en délibéré jusqu’au 10 novembre prochain. 9 heures et demie d’audience. Les corps sont douloureux. Les cœurs aussi. « Le jugement c’est le relatif. La justice c’est l’absolu », souffle Victor Hugo.