Le 30 août, des policiers pénètrent dans une maison sans prétention de Noyelles-sous-Lens. A l’intérieur, un couple est interpellé pour violences sur mineurs et manquements à l’hygiène la plus élémentaire sur leurs dix enfants. Dans celle que l’on surnomme désormais la « maison de l’horreur », les violences dureraient depuis plusieurs années. L’affaire est aujourd’hui érigée en symbole du phénomène des violences intrafamiliales dans la région. Enquête.
L’alerte est lancée le 29 août. Bryan, 21 ans, téléphone à l’assistance sociale. Après une altercation avec son père, il aurait été mis à la porte par ce dernier. Pour l’ainé de la fratrie, c’était l’altercation de trop : il explique « vivre un enfer avec ses frères et sœurs » chez ses parents. Une enquête est ouverte et les policiers lensois pénètrent à l’intérieur du domicile le 30 août à 9h30. Sur place, le spectacle est désolant : deux enfants – âgés de deux et cinq ans, dorment ligotés sur leur chaise haute, baignant dans des couches remplies d’excréments et d’urine. Le plus âgé présenterait également des retards de motricité et d’élocution. Au total, la fratrie est composée de dix enfants. Tous sont sales et subissent les violences du couple parental depuis plusieurs années. Ils sont scolarisés mais ne vont pas à l’école ou que très rarement.
Dans les médias, Bryan témoigne : « Il y a eu de la violence physique et verbale, il y a eu des punitions très sévères, il y a eu des violences d’un oncle envers mon grand frère homosexuel […]. Si on n’allait pas faire les courses, on se faisait lyncher. Si on ne voulait pas faire le ménage, on se faisait aussi lyncher. Ce sont des coups de poings, de pieds, de bâtons, de chaussures de sécurité, de casques, de martinet. […] Ça parait dingue, mais mes parents savaient comment passer sous le radar des voisins et de l’école malgré les alertes. A chaque fois, les services sociaux prévenaient de leur arrivée, ils savaient comment mettre en place la maison, comment nous mettre en place. »
Les parents, inconnus des services de police et placés sous contrôle judiciaire, seront jugés le 24 janvier prochain devant le tribunal correctionnel pour « soustraction par ascendant aux obligations légales » et « violences sur mineur de 15 ans par ascendant ». Ils encourent jusqu’à cinq ans de prison. Les enfants mineurs, quant à eux, ont été placés – cinq dans une association de la commune, le nourrisson dans une famille d’accueil.
Une enquête administrative est également en cours pour déterminer d’éventuelles « défaillances » dans la prise en charge de cette famille, connue des services sociaux depuis 2013. Plusieurs alertes ont ensuite été données en 2015, alors que le fils aîné confie à l’assistante sociale de son lycée les brimades qu’il aurait subies en raison de son homosexualité, puis en 2022, alors que l’école primaire signale aux services sociaux que le fils de 7 ans dort en classe. La secrétaire d’État chargée de l’Enfance, Charlotte Caubel, explique : « Tel ou tel enfant était signalé, mais on ne voyait pas nécessairement la logique entière de la famille. […] La situation est évidemment inacceptable, mais qui n’est pas si exceptionnelle que ça et interroge, non pas l’implication des services, mais la coordination des services centraux ».
Comment cette famille a‑t-elle, malgré tout, pu rester en dessous des radars de l’État durant toutes ces années ? Aujourd’hui, toutes les personnes gravitant autour de cette affaire se refusent à la moindre communication. Pourtant, la « maison de l’horreur » est désormais érigée en symbole d’un système qui a failli dans son devoir de protection des enfants.
Au Parquet de Lille, la lutte contre les violences intrafamiliales est devenue une priorité
En deux ans, le nombre d’affaires de violences intrafamiliales a explosé dans le ressort du Parquet de Lille (cf. encadré ci-contre). Pourquoi ? Pour Alexandra Meyer, chargée de mission politique judiciaire de la ville et relations presse, « ces affaires sont mieux détectées, mieux prises en charge ». Et cela s’explique notamment par le fait que les violences intrafamiliales (VIF) ont été érigées au rang de priorité de la politique pénale du Parquet de Lille. Selon le Parquet, « il y a eu une véritable prise de conscience en 2020, lorsque le président a fait des VIF une des grandes causes de son quinquennat. » Dès lors, on constate une véritable inflation normative sur le sujet. Circulaires, protocoles, partenariats : c’est toute la chaîne judiciaire qui se refait une beauté et se « protocolise » pour traiter au mieux et au plus vite les dossiers. Sur le terrain, cela se traduit notamment par la « montée en puissance de la cellule des violences intrafamiliales. Depuis le 1erseptembre, une équipe composée de deux magistrats et d’une juriste assistante est dédiée à plein temps à ce contentieux ».
Et à ceux qui reprocheraient – notamment dans le cadre de l’affaire de Noyelles-sous-Lens, le manque de communication entre les institutions, le Parquet répond qu’au contraire, « on fait de vrais efforts sur la communication, la transversalité. On a mis en place un comité de pilotage sur les VIF, ce qui permet à tous les acteurs du contentieux de se retrouver et de mettre en commun leurs dossiers. » Arnaud Jublin, commissaire central de la circonscription de Lens, approuve : « C’est certain, il faut faire le lien entre les différents suivis. Il faut que les structures se connaissent, ne serait-ce que pour éviter à la victime de répéter vingt fois le même témoignage. »
Au commissariat de Lens, « les enquêteurs sont sous l’eau »
S’il refuse de communiquer sur l’affaire de Noyelles-sous-Lens, il glisse que « c’est toujours plus facile de critiquer a posteriori. Il y a toujours eu des violences intrafamiliales. Avant, on ne faisait pas ‘rien’. Mais depuis 2020, les choses ont beaucoup évolué ».
Il le reconnait, « Depuis la vague #MeToo, il y a eu une véritable libération de la parole dans tous les domaines. Les victimes de violences intrafamiliales en ont bénéficié aussi. » Ses enquêteurs, eux-aussi, ont évolué : désormais, lorsqu’ils sont affectés à la brigade des mineurs, ils suivent un cursus particulier. Audition de l’auteur des violences, prise de plainte et audition des victimes, audition des mineurs et témoignages en cour d’Assises : tout est fait pour réceptionner au mieux qu’il soit la parole des jeunes victimes. Au commissariat de Lens, la salle Mélanie est d’ailleurs prévue pour les auditions des plus jeunes enfants. Les plaintes, quant à elles, peuvent être prises en dehors des locaux depuis janvier 2022. De quoi rassurer les victimes, souvent réticentes et craintives à l’égard de la Justice.
Aujourd’hui, ce qui a vraiment changé, c’est notre démarche proactive. On va chercher les potentielles victimes, on n’attend pas qu’elles viennent à nous.
Mais Arnaud Jublin le reconnaît, les enquêteurs de l’unité VIF sont sous l’eau : « On renforce les unités VIF en en sacrifiant d’autres d’un point de vue des effectifs. Mais chaque enquêteur peut avoir jusqu’à 100 dossiers en même temps, ce qui crée un vrai malaise chez eux. » Pour tenter de résoudre le problème dans le fond, le commissaire mise sur les « task force » : « Des enquêteurs d’autres commissariats viennent, par groupe de trois ou quatre, épurer les arriérés. Le procureur, lui, vient faire du ‘traitement sur site’ pour accélérer les procédures.» A l’heure actuelle, les violences intrafamiliales – incluant à la fois les violences conjugales et les violences sur les mineurs – représentent 4 400 dossiers en cours dans le département du Pas-de-Calais. Parmi eux, 18 % concernent la violence sur les mineurs. D’autant plus que Lens est la ville la plus touchée par le phénomène dans le département : à elle seule, elle concentre 30 % des dossiers. Ce qui explique que le commissariat accueille la plus grosse brigade de protection de la famille – 24 enquêteurs.
Quels sont les chiffres des violences intrafamiliales ?
Les derniers chiffre connus sont ceux publiés par l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE). Ils datent de juillet 2022 mais portent sur l’année 2020. Émanant du ministère de l’Intérieur, ils ne portent que sur les cas connus des forces de l’ordre – excluant donc un certain « chiffre noir ».
En 2020, les services de polices et de gendarmerie ont enregistré 63 883 mineurs victimes de violences physiques dans le cadre intrafamilial, soit 10 % de plus que l’année précédente. Au Parquet de Lille, cela représente 1840 affaires dans le ressort de Lille en 2019 – dont 64 % sont poursuivies. En 2021, ce sont 2 537 affaires qui sont enregistrées. L’augmentation est sensible. Près de 40 000 mineurs victimes de violences sexuelles ont été enregistrés par les services de police et de gendarmerie, soit une augmentation de 45 % depuis 2016. Il a par ailleurs été démontré une hausse sensible des violences intrafamiliales et des maltraitances subies par les enfants lors des confinements.