Les Brésiliens ont choisi Lula. Si le nouveau président tient ses promesses, la déforestation devrait reculer pour ces quatre prochaines années. Mais après…? La question de l’internationalisation de l’Amazonie reste en embuscade.
« C’est un moment historique pour le Brésil », clame au micro du Guardian un électeur du nouveau président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, « Lula ». Au bord des larmes, il évoque un nouveau départ pour les droits humains, pour la démocratie et pour le dérèglement climatique. Cet enthousiasme est partagé à travers le monde. À l’annonce de la victoire de Lula sur Jair Bolsonaro, son opposant conservateur, un « soulagement planétaire » s’est fait ressentir, titre Le Monde.
Mais pourquoi un tel effet ? Après tout, le Brésil n’a ni une influence de tout premier plan, ni une situation géopolitique assez tendue pour le justifier. Si une raison à ce soulagement existe, elle est à chercher du côté de l’environnement. Le Brésil est souverain sur 60% du territoire amazonien. La plus grande forêt du monde, espace essentiel à l’équilibre écologique de la planète, est plus en péril que jamais du fait de la politique du président sortant. Lula doit son retour au pouvoir en partie à sa gestion du territoire plus respectueuse de l’Amazonie.
Le Brésilien Lula attendu comme une star à la COP27 https://t.co/eRO9HXlZsK
— Les Echos (@LesEchos) November 14, 2022
Bonne nouvelle pour la planète donc. Mais pour combien de temps ? Car ce n’est qu’avec deux petits points que le parti travailliste l’a emporté sur les conservateurs. Le septuagénaire n’a d’ailleurs pas eu d’autre choix que d’être accompagné à la COP27 par des gouverneurs fidèles à Bolsonaro. Il n’est donc pas à exclure que le Brésil reprenne dans quatre ans – aux prochaines élections – une dynamique de déforestation intensive. Ce risque peut faire ressurgir un vieux fantôme, sous forme d’interrogation : l’humanité doit-elle être tributaire de l’action souveraine d’un pays sur son territoire ? Il s’agirait d’envisager d’une ingérence internationale sur les terres brésiliennes.
Les messages de félicitations adressés au nouveau président laissent transparaître cette hypothèse. « S’attaquer au changement climatique », « protéger l’environnement », « préserver les ressources naturelles »… Les formules ne manquent pas pour glisser un message à Lula : ses promesses sur la préservation de l’Amazonie seront surveillées de près par la communauté internationale.
« Le Brésil doit accepter une souveraineté partielle sur l’Amazonie »
Pour autant, aucun ministre ou président n’ose mentionner la forêt directement. Depuis 2019, toute ingérence dans la gestion brésilienne de l’Amazonie est source de tension. Pour cause, alors que le G7 battait son plein à Biarritz, Emmanuel Macron avait évoqué l’éventualité de créer un « statut international » pour l’Amazonie. Cette sortie avait fait polémique au Brésil où la phrase de Mitterrand (« le Brésil doit accepter une souveraineté partielle sur l’Amazonie ») n’a jamais vraiment été oubliée.
La question d’une Amazonie internationale n’est pas nouvelle. Dès la création de l’ONU, un projet de l’Unesco s’intéresse au potentiel amazonien. Le projet « Institut international de l’hylée amazonienne » (IIHA) est alors fondé. L’Unesco vise alors, à travers cet organisme, à faire entre dans le domaine international la forêt. Bien sûr, à l’époque, il ne s’agit pas de préservation, mais plutôt des intérêts agronomiques et scientifiques portés entre autres par le zoologue britannique Julian Huxley. Si le projet échoue à priver le Brésil d’une partie de sa souveraineté territorial, l’idée reste.
Dès le début des années 1990, la chimère d’une Amazonie internationale refait surface. D’abord le Conseil mondial des églises chrétiennes qualifie de « circonstance » la possession de l’Amazonie par le Brésil et ses voisins, qui entre selon lui dans « le patrimoine de l’humanité ». Même son de cloche chez Gorbatchev qui incite le Brésil à « déléguer une partie de ses droits sur l’Amazonie aux organismes internationaux compétents ». En clair, la théorie qui fonde ces interventions est celle-ci : le Brésil suspend sa souveraineté nationale sur l’Amazonie au profit d’une coalition internationale, plus à‑même de préserver son intégrité. Cette thèse remet en question les fondements-mêmes du droit international public, selon lequel chaque État est souverain sur son territoire.
Cette thèse est consolidée par la Charte de l’ONU sur les droits et devoirs économiques des États. Ces textes consacrent « la souveraineté permanente de chaque État sur ses ressources naturelles ». L’Assemblée générale des Nation-Unis avait cependant prévu une limite au pouvoir souverain d’une nation sur son territoire, un « devoir de veiller à ce que les activités qui relèvent de leur compétence ou de leur pouvoir ne portent pas atteinte à l’environnement d’autres États ou de zones situées au-delà des limites de leur juridiction nationale ». C’est sur cette base que se fonde l’argumentaire des Occidentaux.
Amazonie : Le Brésil ne veut pas de l’aide internationale – © Chappatte dans Le Temps, Suisse > https://t.co/WN6WSQlIwh pic.twitter.com/wGvGevBySy
— Dessins de Chappatte (@chappatte) August 28, 2019
Le Brésil, loin de céder aux revendications de l’hémisphère Nord, met l’Occident face à ses contradictions. L’économiste Cristovam Buarque fait remarquer que la réflexion peut s’adapter à d’autres « trésors de l’humanité ». Le Louvre, les réserves de pétrole, Manhattan comme siège de l’ONU ou la ville de Rome… Pour le Brésilien, ces richesses appartiendraient à l’humanité au même titre que l’Amazonie.
C’est sans compter sur la gestion critique de la plus grande forêt du monde. Un constat s’impose aujourd’hui quand on parle d’Amazonie : depuis le début de l’ère industrielle brésilienne, 1⁄5e de son territoire a été rayé de la carte au profit d’une agriculture et d’un élevage intensifs. Si le Brésil était parvenu à diminuer son grignotement sur la forêt au début du second millénaire, l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro a causé une augmentation du défrichement de plus de 75%. Sur des milliers de kilomètres carrés, la jungle a cédé la place à d’immenses étendues de monocultures, désastreuses d’un point du vue environnemental.
À l’origine de ce recul massif de l’Amazonie se cache une véritable politique de développement du pays vers l’ouest. Incitations fiscales pour le défrichement, exemptions d’impôts pour les industries s’installant dans les zones fraichement dégagées, ou facilités bancaires à la conversion agricole sur le territoire amazonien : le Brésil s’est donné les moyens de ses ambitions. La stratégie, née dans les années 1970, ne montre pas de signe de fléchissement. Au contraire, le statut fiscal attractif de la Zone Franche de Manaus (situé au cœur de l’Amazonie) a été prolongé pour 50 ans en 2014. D’autre part, avec plus de 900 km2 de terres défrichées en octobre, 2022 entrera dans l’histoire comme l’une des années les plus prolifiques pour la déforestation amazonienne. Le bras de fer qui attend Lula avec les géants de l’agro-industrie est colossal.
Pourtant, le Brésil n’est pas dépourvu d’armes pour défendre l’intégrité écologique de son territoire. La République, proclamée en 1988, est consciente de sa dépendance à l’environnement. Elle se pourvoit d’une Constitution dans laquelle est rédigé l’article 225 « Tous ont droit à un environnement écologiquement équilibré ». Le Tribunal suprême fédéral voit en cet article une justification de « l’obligation imposée à l’État et à la collectivité de le défendre et le conserver au profit des générations présentes et futures » (décision du 30 octobre 1995). Il appartient entre autres aux pouvoirs publics d’exiger une étude préalable d’impact sur l’environnement, pour l’installation de toute activité qui pourrait dégrader significativement l’environnement.
D’autre part, une partie non-négligeable du territoire amazonien est protégé par une allocation exclusive aux populations amérindiennes. C’est aujourd’hui 21% de la forêt qui est sous le contrôle des autochtones. Si les natifs amazoniens sont réputés pour leur action en faveur de la protection de la forêt, un certain nombre d’obstacles empêchent sa protection efficace. Tout d’abord, certaines ethnies sont moins concernées par la préservation de l’Amazonie. Les Parecis, par exemple, ont loué 18 000 hectares de leur territoire à la plantation de soja. D’autre part, certains Amérindiens font face à de la déforestation illégale. C’est le cas des Uru-Eu-Wau-Wau, qui, avec l’aide du National Geographic, ont filmé leur combat permanent contre les pionniers défricheurs. Pour certaines ONG, Jair Bolsonaro a une grande part de responsabilité dans ces actes illégaux, en alimentant un certain laisser-faire.
L’Amazonie n’appartient pas au patrimoine de l’Humanité
Alors que le Brésil demeure le 4e émetteur mondial de gaz à effet de serre, l’Amazonie voit sa superficie se déliter de jour en jour. Le postulat d’une Amazonie sous gouvernance international non seulement semble relever de l’utopie occidentale, mais alimente l’argumentaire de l’extrême-droite brésilienne. Les conservateurs accusent Américains et Européen d’un néocolonialisme bafouant tous les principes du droit public international qu’ils ont eux-mêmes érigé.
Pour des pays en phase de réconciliation avec leur passé comme le Canada, la France ou le Royaume-Uni, la rhétorique colonialiste fait son effet. Il n’en demeure pas moins que la destruction de la forêt primaire a et aura des conséquences néfastes, non seulement pour le Brésil, mais pour l’humanité tout entière. Si le « lulisme » échoue dans la préservation de l’Amazonie, de quels leviers dispose la communauté internationale pour empêcher la catastrophe environnementale ?
« L’Amazonie, c’est un passé renié, un présent en fumée, un futur hypothéqué » – via @lemondefr 🌳Pour un droit d’ingérence écologique ? 🔥🌊 https://t.co/qPv7UKP0DL
— Jean-Pierre Mignard (@jpmignard) December 13, 2021
La réponse peut être trouvée dans l’adaptation d’une pratique de l’Organisation des Nations Unies : le droit d’ingérence humanitaire. En 1988, l’ONU consacre la possibilité pour une organisation supranationale d’intervenir sur le territoire souverain d’un État – avec ou sans son accord – si une crise humanitaire le justifie. Si cette pratique reste largement exceptionnelle, certains ont imaginé élargir cette capacité en cas de crise environnementale : l’ingérence écologique.
Il ne s’agit évidemment pas d’accaparer la souveraineté d’un État sur son territoire de manière définitive. Dans le cas de l’ingérence humanitaire, que ce soit en Bosnie en 1993, ou en Irak en 1991, toutes ont pris fin. C’est une action à titre préventif, pour éviter les dégâts. Il n’en demeure pas moins que les conséquences de ces interventions, faisant fi de la souveraineté irakienne ou bosniaque, sont désastreuses. Elles font douter sur la capacité de l’ONU d’assurer une opération de maintien de la paix – ou de l’environnement donc – sur un territoire menacé.
Une carte d’identité pour l’Amazonie
Les voisins du Brésil pourraient eux-aussi montrer la voie à Lula. La Cour Suprême colombienne a créé la surprise en 2018 en reconnaissant à ses 400 000 km2 d’Amazonie une personnalité juridique. À l’origine de cette jurisprudence, un litige opposant l’État à 25 jeunes colombiens. Ils revendiquent un sanction du gouvernement pour son inaction contre la déforestation. Au lieu de simplement condamner la Colombie, la Cour déclare l’Amazonie sujet de droit. Les juges fondent leur décision sur le droit constitutionnel « à un environnement sain et équilibré ». Consacrer un « droit de la Nature » permet aux entités de se défendre elles-mêmes sur la base de droits concrets.
Le Brésil a dans sa Constitution des dispositions de protection environnementale analogues. Elles permettraient au Tribunal suprême fédéral de conférer par la jurisprudence une identité à ses cinq millions de km2 d’Amazonie une personnalité juridique. Cette hypothèse est envisageable en ce que le Tribunal est composé de juges à majorité travaillistes – parti de Lula.
Une telle avancée permettrait de préserver l’intégrité d’une forêt économiquement indispensable au Brésil. Elle qui concentre 20% des réserves d’eau douce mondiales procure au pays un degré d’humidité nécessaire à son agriculture. D’autre part, l’humidité permise par la végétation alimente un réseau d’axes fluviaux qui fournissent plus de la moitié du pays en électricité. D’autre part, une bonne gestion de la forêt épargnerait le Brésil des ingérences internationales. C’est la direction que semble vouloir prendre Lula, quand il affirme que « le Brésil redeviendra une référence climatique mondiale ».
Non, l’Amazonie ce n’est pas 20% de notre oxygène
Cet article a soigneusement évité d’utiliser les termes « poumon vert », ou « poumon de la planète » pour parler de l’Amazonie. Dans un article du Parisien, Marc-André Selosse, professeur au muséum d’histoire naturelle de Paris, décrit le fonctionnement de la forêt amazonienne. Selon lui, si les arbres de la forêt ont bien un système d’absorption du CO2, et de rejet d’oxygène, ceux qui meurent rejettent, eux, le gaz à effet de serre. « Cette forêt est à l’équilibre », conclut-il. Ce sont en fait les océans qui sont les vrais régulateurs du taux d’oxygène sur Terre.
Mais retirer cet attribut à l’Amazonie ne prive pas la forêt d’un intérêt environnemental. Son rôle de fixation du CO2 permet d’éviter une hausse planétaire des températures, et localement, elle permet à toute l’Amérique latine de bénéficier d’une humidité sans laquelle toute activité agricole deviendrait impossible.