Un centre hospitalier spécialisé des Hauts-de-France, samedi 31 décembre, 18 heures. Le temps est gris, le brouillard tenace. Les nombreux pavillons, modernes ou anciens, disséminés dans l’immense parc, émergent comme des silhouettes fantomatiques. Un seul bâtiment est éclairé : la cafétéria du vidéoclub. Pas d’alcool. Pas de tabacs. Uniquement cafés, jus de fruits, sodas et friandises. À une table un peu à l’écart, une jeune fille est assise seule. « Cendrillon » veut-elle qu’on la nomme, « pas comme la princesse », ajoute-t-elle, « mais comme dans la chanson de Téléphone ». En cette soirée de réveillon, elle accepte de se confier tout en pudeur sur son parcours de vie.
Marie Chéreau : Cendrillon, 25 ans et depuis presque 10 ans, vous vagabondez entre foyers, centre de réinsertion et la rue. Quelle est votre histoire ?
Cendrillon : Jusqu’à mes dix ans, tout allait bien. Je vivais avec mon père, ma mère et mes trois frères. J’étais une gamine comme les autres. Bonne élève, j’allais tous les jours à l’école. Je rêvais de devenir maitresse.
Puis mes parents se séparent. Mon père repart en Belgique avec mon frère ainé. Je ne les ai plus jamais vus. Avec ma mère, on reste ici, dans le Nord, et elle se remarie avec un connard. Et ce connard-là, il m’abuse. J’ai onze ans et il me viole. Personne ne dit rien alors que même ma propre mère s’en doute. C’est l’horreur ces années collège. Je ne travaille pas. Je n’y vais même pas. Surtout, je n’ose dire à personne ce qui se passe à la maison. Je commence à fumer un peu tout ce qui traine et je couche avec des mecs pour obtenir ma came. Je fais plusieurs gardes à vue. Finalement, je finis par être ramassée et placée par le service d’aide sociale à l’enfance. Je raconte à la psychologue tout ce qui se passe chez moi. Alors, il y a une enquête. Mon beau-père, bien sûr, ne reconnait rien. C’est ma parole contre la sienne. Cela se termine par un non-lieu pour preuve insuffisante. Ma propre famille m’accuse de délirer et de mentir. Ma mère et mes frères décident de ne plus me parler. Ils choisissent tous le camp du pervers. C’est cher payé, j’aurais mieux dû ne rien dire.
Je suis confiée à un foyer pour jeunes. Pendant un temps, j’essaie de m’accrocher à mes études. Mais c’est trop dur. Je suis trop en décalage avec les autres de mon âge. Plus rien ne m’intéresse. À 18 ans, je me retrouve une nouvelle fois seule : l’aide sociale à l’enfance a fini son job. On me fait intégrer un foyer pour jeunes travailleurs avec un stage à la con. Très vite, j’abandonne.
Je rencontre un mec, J. et ensemble, on fait un peu de route. On tourne, on vit dans des squats. On picole. On deale un peu. Bref, on traine et on prend tout ce qu’on peut prendre. Un jour, il me demande de coucher avec un vieux pour payer notre dope. Je refuse, car je l’aime. Je l’aime vraiment. Il me quitte violemment et il me fout hors du squat.
Je traine dehors, seule, sans mec. C’est dangereux. Un soir, je prends tout ce que je trouve et je fais une tentative de suicide dans les chiottes de la gare Lille-Flandres. Je me suis ratée. Je me réveille. Et je me retrouve là.
M.C : Comment arrive-t-on à vivre dans la rue ? Quels sont les difficultés et les dangers dans votre quotidien de jeune femme ?
C. : Dans la rue, on ne vit pas. On survit. Pour une femme seule, c’est terrible. C’est le monde de la violence et de la peur permanente de l’agression. Finalement, on a besoin de s’anesthésier. Il le faut. L’alcool, les produits, le shit servent à ne plus avoir peur. Je suis une proie.
J’aimais être avec J., car même si c’était un mec complètement naze, il me protégeait. Même si ce n’était pas quelqu’un de bien, on affrontait ensemble les dangers. Il veillait sur moi et c’était sa façon de m’aimer.
Chaque jour, j’ai peur de ne pas pouvoir dormir. De me faire voler mes affaires. De me faire agresser. Dans la rue, il vaut mieux être mal accompagnée que seule. Même si j’ai tout vécu avec mon corps, la peur qui me bouffe le ventre, c’est le viol. Du coup, quand il y a des hommes qui s’approchent, je me pisse dessus. Je passe pour une dégueulasse, mais c’est mieux que de me faire agresser.
M.C : Hommes, femmes, enfants, professionnels ou particuliers, est-ce qu’on vous tend la main ?
C. : La majorité du temps, je suis transparente. Personne ne fait attention à moi. Les gens ne me voient pas dans la rue avec mes grands sacs. Quand on me remarque, je lis la pitié et la surprise dans le regard des gens, car je suis jeune. Les enfants me voient plus que les adultes. Ils semblent moins indifférents. Et cela me touche énormément lorsqu’un gosse demande à ses parents de me donner quelque chose.
Les professionnels, bien entendu, m’apportent chaleur humaine et bienveillance. Ils sont gentils et en même temps, je sais que c’est éphémère. Pour un soir, on nous offre de la bouffe, de la chaleur, une douche, mais lendemain, c’est le retour à la réalité de la rue. En centre de réinsertion, malgré tout le confort, on ne se sent jamais en sécurité. Quand les éducateurs tournent le dos, ce sont les gens de la rue qui restent et avec eux, la violence. Alors j’ai toujours besoin de m’enfuir. Je ne suis en sécurité nulle part.
M.C : En ce 31 décembre 2022, à l’aube de 2023, avez-vous encore des voeux, des espoirs, des attentes de la vie ?
C. : Depuis plus d’un mois, je suis ici, à l’hôpital psychiatrique. Peu à peu, les professionnels m’ont fait décrocher de l’alcool et des drogues. C’est un combat de tous les jours. J’ai encore besoin de mes médocs, mais je suis clean. L’équipe médicale m’encadre et m’encourage beaucoup. J’ai participé à plusieurs groupes de paroles, à des activités. Les autres patients sont un peu étranges, mais on essaie tous de s’accrocher à la vie !
Les assistantes sociales sont géniales et il y en a une qui a contacté mon père. Il doit venir me chercher. S’il vient m’aider, j’aurais peut-être la force de m’en sortir. Depuis plus de quinze ans, je n’ai aucune nouvelle, mais j’ai envie de croire qu’il va venir. S’il ne vient pas, je lâcherai tout. C’est la dernière fois que j’ai envie d’y croire.
Tous les gens ici me disent de me faire un projet, mais ça fait tellement longtemps que je ne suis rien. Je n’ai envie de rien. Je suis encore si fatiguée. Peut-être seule l’attention de mon père arrivera à me porter.
Cendrillon qui pendant tout l’entretien a fixé l’horizon droit devant elle, tout en grattant mécaniquement ses avant-bras abimés, stigmates indélébiles de son histoire, se tourne vers moi et dans un sourire conclut :
Bon, c’est le 31 quand même ! Si on se reprenait un Coca ?