Que reste-t-il aujourd’hui du gaullisme ? De héros de la Libération à chef d’État charismatique, Charles de Gaulle a profondément marqué l’histoire de France. Pourtant, alors que le pays traverse une crise politique sans précédent, certains partis tentent de récupérer la figure du général à des fins électorales.
Au général De Gaulle, l’histoire d’un Lillois hors du commun
Au 9, rue Princesse, à Lille. C’est dans cette petite ruelle tranquille, au cœur du quartier du vieux-Lille que naît le jeune Charles le 22 novembre 1890. Dans le « Royaume de Bonne-maman », comme il aimait présenter la demeure bourgeoise de sa grand-mère, Charles André Joseph Marie de Gaulle est devenu l’homme qu’il est aujourd’hui. Surnommé le « petit Lillois de Paris » pour ses nombreux séjours dans la maison familiale, il reçoit une éducation stricte fondée sur le respect de l’autorité et de la foi catholique. « Charles n’avait pas le droit de parler sans permission pendant les repas. Avec ses frères, ils s’amusaient souvent aux batailles de soldat de plombs. Il était toujours le roi de France. » Explique Marie Lefebvre, directrice du musée de la Maison natale de l’ancien chef d’État.
Diplômé à l’école militaire de Saint Cyr en 1912, il rejoint la même année le 33e régiment d’infanterie d’Arras, commandé par un certain colonel Pétain. Dès 1914, il est engagé sur les fronts du Nord et de Champagne. Blessé par balle lors d’une bataille à Dinant puis à Verdun en 1916, il se distingue par son courage et une détermination à tout épreuve. De cette expérience, l’homme du 18 juin 1940 en est revenu changé. Figure de la résistance pendant la seconde guerre mondiale, il entre dans la postérité comme l’incarnation de la liberté. Chef du gouvernement provisoire de la République pendant deux ans puis président des Français de 1959 à 1969, son engagement dans la défense des intérêts du pays et l’adoption de la Vᵉ République ont fait de son héritage une référence intemporelle. De Gaulle se retire ensuite définitivement dans sa demeure de La Boisserie, à Colombey les-Deux-Églises (Haute-Marne). Le 9 novembre 1970, il meurt subitement d’une rupture d’anévrisme à 79 ans.
Sur sa tombe, il fit inscrire simplement : « Charles de Gaulle, 1890 – 1970 ». Ses funérailles, le 12 novembre à Colombey, ont été sobres. Selon sa volonté, aucun chefs d’États étrangers n’était présent.

Le gaullisme, l’incarnation d’une idée qui dépasse les clivages et les partis politiques
Pour François-Georges Dreyfus, historien et politologue spécialisé dans l’histoire du gaullisme et auteur de « De Gaulle et le gaullisme : essai d’interprétation* », ce mouvement n’est pas simplement une force de son temps. Pour l’auteur, « il demeure une philosophie vivante, synthèse de toutes les idéologies françaises, de l’idéal monarchique à la tradition républicaine, fortement marquée par la pensée du catholicisme social. Il est une pensée, une manière de concevoir la nation, son État et sa mission. » Dès lors, la doctrine gaullienne cherche avant tout à réconcilier les Français, meurtris par les horreurs de la guerre et la honte de la collaboration. Après la mort du héros de la nation, plusieurs courants politiques divergents sont nés. Le premier, le gaullisme de droite, met en avant les valeurs conservatrices et libérales du général.
Le second, un gaullisme de gauche, défend l’indépendance nationale et celle des personnes les plus démunies. Une autre forme de gaullisme, revendiqué récemment par Marine Le Pen, patronne du Rassemblement National, se concentre sur la grandeur de l’État et la défense des intérêts français. Pour les fervents soutiens du général, il incarne une figure indomptable qui a défendu jusqu’au bout la souveraineté française. Louis est un gaulliste assumé. Professeur de français en Normandie, le jeune homme de 26 ans retrouve dans le charisme du plus Lillois des Parisiens « une certaine idée de la France ». Son absence de compromission face aux dangers et son engagement inébranlable dans la défense des intérêts de la patrie lui ont conféré le rang de modèle. « Sous sa présidence, le pays prospérait. On était la deuxième puissance économique du monde. Il voulait que le peuple soit le seul maître à bord et qu’il soit libre de décider pour lui même. »
Mais tout le monde ne partage cet avis. Bastien est étudiant en gestion des territoires à l’université du Mans. S’il reconnait au plus célèbre des résistants ses actions héroïques, il estime que son âge d’or est terminé. « On utilise toujours le gaullisme pour faire référence au passé. C’est un mouvement qui est né dans un contexte d’indépendance important et où l’Europe était encore naissante. Dans un monde qui s’est développé autour du libéralisme, cela n’a pas de sens calquer la figure du général dans une époque qui n’existe plus. »

Une vision instrumentalisée à des fins électorales
Pourtant, l’héritage du résistant de Londres peine à retrouver un nouveau souffle. Pour Julien Abbas, responsable du mouvement des « Jeunes Républicains » dans les Yvelines, la classe politique a délaissé les idéaux gaullistes au dépend de rivalités partisanes. « Nous n’avons plus de projets communs qui unissent les Français autour d’un cap. Le gaullisme a été abandonné par les Républicains depuis Valérie Giscard d’Estaing. Jacques Chirac et François Mitterrand ont détruit l’institution de la Vᵉ République. Je suis triste car il y a beaucoup de paroles mais peu d’actions. » Au-delà de son constat personnel, Julien Abbas inscrit cette crise du gaullisme dans une réalité politique plus large. Il déplore également que la formation des élus, autrefois fondée sur le service national, soit aujourd’hui largement remplacée par des parcours strictement partisans. Depuis une trentaine d’années, les études d’opinion montrent un effritement continu de la confiance envers les institutions issues de la Vᵉ République. Selon le baromètre CEVIPOF 2024, près de 70 % des Français estiment que le système politique fonctionne « mal », un chiffre qui illustre la perte d’adhésion à un modèle autrefois conçu pour stabiliser la vie publique. Pour le jeune responsable des Jeunes Républicains, cette défiance découle de l’incapacité des dirigeants à incarner l’exigence morale et la vision à long terme portées par de Gaulle.
Ce constat est aussi partagé chez certains élus locaux. Pour Denis Chimier, maire sans étiquette de la commune d’Ecouflant (49) depuis plus de 15 ans, les valeurs de l’ancien chef d’Etat ont disparu de l’hémicycle. Selon les dires de cet ancien ingénieur d’EDF, aucun homme politique n’est digne de porter ses idéaux. « Toutes les personnes qui se réclament du gaullisme sont des personnes qui n’ont jamais été militaires. Au RN, ils ne sont surtout pas gaullistes car les racines de l’extrême droite ne sont pas compatibles avec celles de la résistance. Chez les Républicains, certains ne le sont pas comme Bruno Retailleau. Maintenant, chacun cherche à faire bonne figure en se revendiquant du général. »
Au-delà de la critique des récupérations politiques, Denis Chimier met en cause un changement plus profond : la transformation du rapport des élus à la fonction publique elle-même. Selon lui, le gaullisme reposait sur une conception exigeante de l’État, pensé comme une structure forte, protectrice et guidée par un sens aigu de l’intérêt général. Or, il constate aujourd’hui une tendance opposée, marquée par la personnalisation des
carrières et la recherche de visibilité plutôt que par la continuité des politiques publiques. Ce basculement s’accompagne d’une volatilité politique inédite : depuis 2017, l’Assemblée nationale a connu près de 150 changements d’étiquette ou défections de groupe, un phénomène impensable dans les premières décennies du gaullisme. « Toutes les personnes qui se réclament du gaullisme sont des personnes qui n’ont jamais été militaires. […] Maintenant, chacun cherche à faire bonne figure en se revendiquant du général. » Denis Chimier, maire sans étiquette.

En cela, le maire voit moins une trahison du gaullisme qu’une perte collective de vision, où l’héritage du général peine à survivre dans un environnement politique dominé par l’immédiateté. Cette évolution nourrit un sentiment de lassitude chez les citoyens, qui ne perçoivent plus de continuité dans l’action publique. Elle contribue également à brouiller les repères politiques, rendant plus difficile l’identification d’un véritable héritier du gaullisme dans le paysage contemporain.
Si l’influence du fondateur de la Vᵉ République reste puissante, le gaullisme demeure une exigence morale que peu de dirigeants semblent encore oser incarner